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Le Crapouillot
Fondation en août 1915 – Dernier numéro en février 2017
Causeur 14 octobre 2023
Né dans les tranchées de 1915, Le Crapouillot a offert à nos poilus un espace de légèreté inespéré. Et tout au long du XXe siècle, le journal de Jean Galtier-Boissière a défendu, d’un ton bravache, ironique et impertinent, une diversité d’opinions inconcevable aujourd’hui.
Jean Galtier-Boissière (1891-1966)
Un article de Patrick Mandon
La radio d’État, secondée avec zèle par L’Obs, Libération et le parti Renaissance, avertissent les Français du risque majeur que fait peser sur le pays l’« extrême-droite », dont la face, grossièrement maquillée, dissimule mal les traits du fascisme revivifié, du bête-immondisme recousu à la hâte. Des gens bien intentionnés établissent une nouvelle « liste Otto », qui interdit la vision de CNews et du film Vaincre ou mourir, la lecture de Valeurs actuelles, de Causeur, du JDD… Entre les deux guerres, dans la presse, les affrontements étaient d’une grande violence. Mais les périls que courait alors la démocratie s’incarnaient dans de très inquiétants personnages : Hitler, Mussolini, Staline…
Un journal, exemplaire quasiment jusqu’au bout, a traversé le XXe siècle : Le Crapouillot. Considérer son origine, son expansion et son déclin, c’est aussi observer notre temps avec un peu de distance.
Les risques de l'esprit
C’est l’histoire d’un Parisien, d’un bourgeois, d’un journaliste qui sortait tous les soirs, d’un colosse volontiers braillard qui ne détestait pas les mondanités, bousculait les établis et défiait les affranchis, rejeton d’une excellente famille qui partit accomplir son service militaire en 1911 et n’abandonna l’uniforme qu’en 1918. C’est l’histoire de Jean Galtier-Boissière (1891-1966).
Le numéro 1 du Crapouillot (nom d’un mortier de tranchée), sous-titré « Gazette poilue », parut au mois d’août 1915 à l’initiative du jeune Galtier, sous les drapeaux depuis quatre ans. On perçoit dans les quatre pages de cette publication inaugurale un air d’ironie encore mesuré, un défi, timide mais perceptible, à la censure : « Dès 1915, Le Crapouillot, à ses risques et périls, commençait sa dure besogne de “débourrage des crânes[1]”. » On y trouve des petites annonces, dont celle-ci : « Vous grossissez, monsieur, et grossir c’est vieillir, allez au front, vous maigrirez. » On y lit aussi cet avertissement… malicieux : « Le Crapouillot n’a pas d’officiers supérieurs comme critiques militaires, ainsi que ses confrères parisiens, mais tous ses reporters sont en première ligne. »
[1] Toutes les citations sont extraites de Jean Galtier-Boissière, Panier de crabes ou 24 ans de Crapouillot, Le Crapouillot, 1938.
La guerre vue d'en bas
Jeté dans la boucherie universelle, Galtier-Boissière détruit le récit que font de la guerre les autorités politiques : « Le Crapouillot des tranchées s’efforça de dissiper un affreux malentendu, volontairement entretenu par une presse infâme entre les mobilisés de l’avant et les immobilisés de l’arrière. Les combattants […] s’écœuraient du spectacle des civils, qui, ne comprenant rien à leur calvaire, leur adressaient des compliments pour leur bonne mine lors des permissions ou des convalescences, ou considéraient la guerre comme un sport, une sorte d’hygiène sociale qui permettait d’apprécier les agréments du camping et de se distraire périodiquement en embrochant des chapelets de boches à la baïonnette. »
Certes, il obéit aux ordres de ses officiers, il ne fomenta ni ne suivit aucune mutinerie, mais il dirigea avec Le Crapouillot une bruyante fanfare de raillerie et de perplexité.
Libéré des servitudes militaires, Galtier, homme de gauche, et plutôt de l’extrême-gauche libertaire, se navre de « l’inconcevable docilité avec laquelle des hommes qui sortaient de l’enfer […] se laissèrent réintégrer bien sagement dans leurs petits compartiments sociaux ». Dès l’immédiat après-guerre, l’intention culturelle se précise donc : on soutient l’avant-garde (Charles Dullin), on a la dent dure et l’admiration avertie. On est sélectif, mais non pas exclusif, et l’on salue Raymond Radiguet, et son sulfureux Diable au corps.
Antistalinien
Quant à la « ligne » politique du journal, elle suit d’abord le principe de la stricte liberté d’expression et de la diversité d’opinion : « Vaillant-Couturier, Bernier et Moussinac avaient toute licence de crier “Vivent les Soviets !”, dans le même temps que Farnoux-Reynaud criait “Vive le roi !”. » Galtier fait se côtoyer « aimablement » Ilya Ehrenbourg, Pierre Dominique, Xavier de Hautecloque et beaucoup d’autres. Cependant, les émeutes du 6 février 1934 modifient son point de vue libéral : « Le Crapouillot ne pouvait se ranger que du côté des partisans des réformes sociales, du côté des militants pacifistes et antifascistes. » Il se déclara antistalinien avant tout le monde, dégoûté par « la transformation du régime russe en une autocratie rétrograde et sanguinaire ».
Les grands dossiers de la revue lui assurent de beaux succès de vente. Il n’a pas d’esprit de système et réfute toute complaisance : son Dictionnaire des contemporains en deux volumes, par exemple, et son Dictionnaire des girouettes ne se privent pas de semer quelques vacheries toujours rédigées avec un soin extrême. Françoise Giroud a raison de saluer dans Le Crapouillot « la révolte contre le conformisme et les imbéciles solennels ».
On a reproché à Galtier-Boissière – rétroactivement – à partir du milieu des années cinquante (jusqu’à la vente du journal à l’éditeur Jean-Jacques Pauvert en 1965), une dérive inquiétante et sa proximité avec Paul Rassinier, initiateur de la thèse révisionniste. Comme écrivain, mémorialiste et journaliste, il n’a jamais démontré le moindre antisémitisme, et il s’est interdit de paraître dans la France occupée. Alors, comment expliquer, à la fin, la glissade de ce libertaire convaincu ? Galtier est un catcheur de la polémique, il est guidé par un principe de doute absolu et de liberté complète d’examen, jusqu’à l’extrémité. Il veut apprendre par lui-même, au risque de se fourvoyer.
Galtier-Boissière est bel et bien d’un autre temps.
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À lire
Jean Galtier-Boissière et Henri Béraud "Autour du Crapouillot : articles et correspondances 1919-1958" (Éd. Georges Ferrato 01/01/1998)
Jean Galtier-Boissière, Mon Journal (4 tomes, Libretto 2017) :
Les livres de l'auteur : Jean Galtier-Boissière (Chez Decitre)
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Impressions d'internautes
Il était de tradition au Crapouillot de se retrouver autour d'une bonne table où le vin n'était pas économisé. D'ailleurs la photo en fin d'article a sans doute été prise lors d'un de ces déjeuners.Si le début du repas était de bonne tenue, la fin se terminait souvent en engueulade et échauffourée avant que Galtier Boissière ramène la paix. Il faut dire qu'il y avait toute tendance politique au sein de la rédaction mais l'union se faisait autour de l'ironie et de la bonne humeur. De joyeux lurons qui n'auraient pas leur place à notre époque qui se flatte pourtant de défendre la liberté d'expression.À l'époque on en parlait moins mais elle existait vraiment.Je possède encore une dizaine de vieux numéros que je garde comme un trésor. Sa lecture est jubilatoire. Tout le monde en prenait pour son grade et il y avait de sacré belles plumes !Le Canard Enchaîné n'est pas de la même veine. Même si il pratique également l'ironie, c'est davantage un journal d'investigation et il est plus marqué politiquement.Merci M. Mandon de faire revivre ce journal un instant. Merci pour eux !(Villa. 14/10/2023)Quelques exemples de bourrage de crâne qui firent le bonheur du Crapouillot et du Canard Enchaîné :« Ma blessure ? Ça ne compte pas… Mais dites bien que tous ces Allemands sont des lâches et que la difficulté est seulement de les approcher. Dans la rencontre où j’ai été atteint, nous avions été obligés de les injurier pour les obliger à se battre. »
(Écho de Paris, Récit d’un blessé, Franc-Nohain, 15 août 1914)« Les Allemands tirent fort mal et fort bas ; quant aux obus, ils n’éclatent pas dans la proportion de 80 %. »
(Journal, 19 août 1914)« Quant au léger recul qu’il nous a fallu subir en Lorraine, il n’a aucune importance. Incident de guerre tout au plus (…) j’ajoute (…) que l’énorme quantité de matériel conquis sur les Allemands, témoigne chez eux d’un singulier affaiblissement »
(Lieutenant-Colonel Rousset dans Le Petit (Parisien, 22 août 1914))« Leur artillerie lourde est comme eux, elle n’est que bluff. Leurs projectiles ont très peu d’efficacité… et tous les éclats… vous font simplement des bleus. »
(Le Matin, Lettre du front, 15 septembre 1914)« Nos troupes, d’ailleurs, maintenant, se rient de la mitrailleuse (…) On n’y fait plus attention »
(Le Petit Parisien, L. Montel, 11 octobre 1914)« Les obus allemands ne sont pas si méchants qu’ils ont l’air d’être. »
(Le Petit Parisien, Lettre de soldat, 19 janvier 1915)« Pour moi, l’armée allemande est désormais inopérante. »
(Journal, 6 février 1915)« Ils mangent de la paille. »
(Petit Parisien, 29 février 1915)« Leurs légumes ne poussent pas. »
(Le Matin, 26 mars 1915)« Rien ne pourrait nous arriver de plus heureux que cette recrudescence d’offensive boche »
(Général Cherfils dans l’Écho de Paris, 1er mai 1915)« À part cinq minutes par mois, le danger est très minime, même dans les situations critiques. Je ne sais comment je me passerai de cette vie quand la guerre sera finie. Les blessures ou la mort… c’est l’exception »
(Petit Parisien, Lettre de soldat, 22 mai 1915)« (…) Mais au moins ceux-là [tués à la baïonnette] meurent de leur belle mort, dans de nobles combats (…) Avec l’arme blanche, nous retrouvons la poésie (…) des luttes épiques et chevaleresques »
(L’Écho de Paris, Hébrard de Villeneuve, 10 juillet 1915)« Les cadavres boches sentent plus mauvais que ceux des Français. »
(Le Matin, 14 juillet 1915)« L’inefficacité des projectiles ennemis est l’objet de tous les commentaires. Les shrapnells éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuses : elles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure. »
(Kupferman, Fred, Rumeurs, bobards et propagande - L’Histoire n° 107, janvier 1988, page 99)(Jo 14/10/2023)_______________
Voir aussi
Le bonheur est dans le pré (Paul Fort)
Les Écrivains sous les Drapeaux
Les enseignements de la Première Guerre mondiale