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☼ Molière 1622-1673
Page créée en janvier 2022
“L’hypocrisie est un vice à la mode
et tous les vices à la mode passent pour vertu”Molière dans Dom Juan
Molière
Jean-Baptiste Poquelin
Baptisé le 15 janvier 1622 à Paris - 17 février 1673 à Paris
À la question : Quoi de neuf ? "Molière !" * répondait Sacha Guitry. Le comédien n'a de fait jamais quitté la scène. Ce 15 janvier [2022], la Comédie-Française en plein émoi a célébré avec plus de ferveur que d'habitude l'anniversaire de son dieu. À Paris, Versailles, Pézenas et ailleurs, Molière est fêté. Exceptionnel destin pour un jeune fils de famille qui avait choisi le métier le plus décrié de son temps, celui de comédien, et par ce biais avait accédé aux plus grands honneurs...
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* Note : herodote.net en PDF - Voir aussi 2022 14 janv. Les 400 ans de Molière
Paris, 24 octobre 1658. En son palais du Louvre, dans la vaste salle des caryatides, à quoi pense le jeune Louis XIV devant le spectacle donné par la nouvelle troupe de son frère, Philippe d’Orléans ? Quelle idée de jouer "Nicomède" ? La tragédie1 créée par Corneille sept ans plus tôt est excellente, certes, mais ces acteurs-là sont-ils bien faits pour les alexandrins2 ? Cet escogriffe de Molière les déclame sans grande conviction. Le chef de la troupe s’est pourtant taillé une formidable réputation: depuis douze ans, les campagnes du royaume bruissent de ses exploits sur les tréteaux. Mais là, le roi commence à s’ennuyer. La première rencontre de Molière avec le puissant monarque s’engage plutôt mal.
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1. Tragédie, voir Figures de style
2. Alexandrin, voir Figures de style
Dans la lumière du roi-soleil
Heureusement, le comédien de 36 ans a un atout dans sa manche. Après "Nicomède", il a prévu de présenter "Le Docteur amoureux"(1), une farce en un acte de sa composition. Le pari est osé… Il doit absolument plaire au roi pour réussir son retour dans la capitale, qu’il avait dû fuir après des débuts difficiles. Il s’était même retrouvé en prison pour dettes en 1645, à la suite de la faillite de sa première troupe, L’Illustre-Théâtre. Devenu saltimbanque itinérant avec ses neuf camarades, il a mis toutes ces années à construire son succès. Désormais, il brigue la gloire. Il va la décrocher, au-delà de tous ses rêves.
Louis XIV adore ce "Docteur amoureux" qui lui révèle l’incroyable talent comique de Molière, acteur mais aussi auteur virtuose dans l’art de faire rire des travers de ses contemporains. Quelle justesse! Quelle énergie ! Le roi est conquis. Il est d’accord, son frère peut installer Molière dans le tout proche théâtre du Petit-Bourbon où il va jouer quatre jours par semaine. Une première consécration bientôt suivie de beaucoup d’autres puisque, outre l’adoration du public, il va obtenir l’amitié du roi. Ce lien exceptionnel et profond le protégera notamment des attaques des puissants qu’il brocarde dans ses œuvres: les snobs des salons parisiens des "Précieuses ridicules" (1659) ; les conservateurs dans "L’École des femmes" (1662) ; les comédiens de l’hôtel de Bourgogne dans "L’Impromptu de Versailles" (1663) ; les dévots dans "Le Tartuffe" (1664) et "Dom Juan" (1665)…
Même s’il interdit "Le Tartuffe", Louis XIV soutient son favori en acceptant d’être le parrain de son premier-né en 1664, puis en le plaçant directement sous sa protection en 1665. Railler les courtisans tout en faisant la conquête du roi, le défi semblait impossible. Molière l’a relevé avec le panache d’un génie toujours admiré aujourd’hui. Du "Misanthrope" (1666) au "Malade imaginaire" (1673), en passant par "L’Avare" (1668) ou le "Bourgeois gentilhomme" (1670), sa trentaine de satires de mœurs sonnent toujours aussi juste. Comment le fils d’un tapissier est-il devenu ce puissant dramaturge ?
La farce italienne en modèle
Né à Paris, début 1622, à une date inconnue, Jean-Baptiste, le premier enfant de Jean et Marie Poquelin, débute officiellement sa vie avec son baptême, le 15 janvier, à l’église Saint-Eustache, dans le quartier des Halles. Cette riche famille bourgeoise issue d’une dynastie de marchands tapissiers, vit non loin, à l’emplacement de l’actuel 96 rue Saint-Honoré, où son père tient boutique. La voie du petit Jean-Baptiste semble toute tracée, d’autant qu’en fils aîné, il va aussi hériter la prestigieuse charge de "tapissier et valet de chambre de la maison du roi", consistant à participer au lever du souverain chaque matin un trimestre par an. Molière se désistera de ce rôle au profit de son frère, mais en 1660, lorsque son cadet meurt, il doit l’assumer. Devenu à cette époque un proche de Louis XIV, la fonction consacre leur intimité.
À 10 ans, Jean-Baptiste perd sa mère. Il trouve alors un peu de consolation à rire aux bouffonnades* des saltimbanques de la foire Saint-Germain, à deux pas de chez lui. Son grand-père maternel, amateur de théâtre, lui fait aussi découvrir la Commedia dell’arte, les pantomimes burlesques des comédiens italiens. Ce spectacle sans paroles va le marquer pour toujours: son style de jeu ou ses personnages de valets ridicules en sont directement issus. À l’adolescence, Jean-Baptiste fait clairement comprendre à son père qu’il ne prendra pas sa relève. Pour autant, parle-t-il déjà de faire l’histrion ? Impossible à savoir. Il fait ses études chez les jésuites, au collège de Clermont, l’actuel lycée Louis-le-Grand, où il apprend le latin qu’il utilisera dans ses pièces pour se moquer des charlatans de tout poil, dont les médecins. Vers 20 ans, il aurait brièvement été avocat, hypothèse que confirme sa connaissance du jargon juridique. Mais, à la même époque, sa rencontre avec une comédienne à la flamboyante crinière rousse décide de son destin.
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* Bouffonnade, voir Figures de style
En tombant amoureux de Madeleine Béjart, de quatre ans son aînée, Jean-Baptiste découvre une famille de saltimbanques dont la vie de bohème, joyeuse et chaotique, le change radicalement de son milieu d’origine. La greffe prend instantanément. Il s’installe avec eux et, s’associant avec d’autres comédiens, il devient chef de tribu en fondant sa première troupe, L’Illustre-Théâtre, en 1643. La comédie, genre mineur que son talent va bientôt anoblir, n’est à ce moment-là pas du tout à son goût ! Il se rêve en grand tragédien aux côtés de Madeleine, malgré une diction trop rapide et un jeu assez fade. Coup de chance, une des deux autres troupes parisiennes perd son théâtre dans un incendie : le public se console dans la salle des petits nouveaux.
Sur les routes, avec sa troupe
Au bout d’un an, avec la réouverture du théâtre du Marais, la fréquentation s’effondre et les dettes s’accumulent. Sûr de sa vocation, Jean-Baptiste venait de prendre son pseudonyme de Molière, un nouveau nom qui devait protéger sa famille de la mauvaise réputation de son métier réprouvé par l’Église. Pourquoi Molière ? Il ne l’a jamais dit. C’est donc Molière qui passe quelques jours en prison en 1645, faute de pouvoir régler ses créanciers. Le temps de faire des emprunts, d’obtenir l’aide de son père et de décider de tenter sa chance en province avec un répertoire plus varié. L’exil va durer plus de douze ans. De Bordeaux à Nantes, de Limoges à Lyon, de Pézenas à Narbonne, la troupe joue en plein air pour les villageois ou chez les notables : le succès augmente à mesure que Molière délaisse la tragédie pour écrire des courtes pièces comiques.
Voir Une histoire du cirque (Cirque (jeux))
Il étoffe son jeu et son répertoire, notamment avec une première grande comédie: "L’Étourdi". Plus sûr de lui, il vient à Paris solliciter la protection du frère du roi . Sa réputation plaide pour lui, il est agréé et sa réussite n’attend plus que sa rencontre avec Louis XIV.
En 1661, trois ans après ce retour triomphal, Molière s’associe au musicien italien Jean-Baptiste Lully pour créer un nouveau genre, la comédie-ballet qui, en alternant scène théâtrale et danse, ne peut que plaire à son roi. Ce sera l’immense succès des "Fâcheux", présentés à la Cour dans les jardins de Vaux-le-Vicomte.
En 1662, toujours sur son petit nuage, il épouse Armande Béjart, de vingt ans sa cadette, officiellement sœur de Madeleine, mais plus probablement sa fille, fruit d’une liaison antérieure à Molière.
Le bonheur ne dure pas. Ses ennemis crient à l’inceste et sa jeune épouse lui est vite infidèle. Elle est le modèle de la coquette Célimène qui déchire le cœur d’Alceste dans "Le Misanthrope", en 1666.
Jusqu’à sa mort, le 17 février 1673, à 51 ans, Molière va mener une étrange double vie : l’une, artistique, lui apporte l’accomplissement de son extraordinaire créativité ; l’autre, intime, le plonge dans des tourments incessants. Deux de ses trois enfants meurent en bas âge, seule une fille vivra jusqu’en 1723.
Une fragilité pulmonaire l’affaiblit aussi de plus en plus. Il souffre de ce fameux "poumon" qui, pour Toinette dans "Le Malade imaginaire", explique tous les symptômes d’Argan (2). Malheureusement rien d’imaginaire pour Molière qui, ironie du sort, est pris d’une "fluxion de poitrine" juste après la quatrième représentation de cette pièce. Rentré chez lui, il meurt quelques heures plus tard, sans avoir le temps de signer une "renonciation à sa profession de comédien", condition sine qua non pour être enterré en terre consacrée.
À la demande du roi, il sera tout de même inhumé dans le cimetière Saint-Joseph, mais de nuit, le plus discrètement possible. Un épilogue indigne, rattrapé en 1680 avec la création par décret royal de "sa" maison, un théâtre rassemblant sa troupe et celle de l’hôtel de Bourgogne. Un théâtre où, aujourd’hui encore, chaque 15 janvier, les comédiens rendent hommage à leur "patron".
Un théâtre qui honore Molière de son seul nom : la Comédie-Française (3).
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(1) Pièce aujourd’hui disparue.
(2) Acte III, scène 10.
(3) La Comédie Française célèbre les quatre cents ans de sa naissance en lui consacrant une saison (15 janvier 2022)
Sources de Notre-temps (13/01/2022) :
Molière n’ira pas au Panthéon
Les hommages pour son 400e anniversaire ne manquent pas, avec la diffusion d’un nouveau "Secrets d’Histoire", mais aussi avec la réitération de la demande d’entrée du célèbre dramaturge au Panthéon. Molière paraît consensuel, mais [...] L’Élysée a rejeté toutes les demandes en raison de l’essence du Panthéon, "temple laïque, enfant de la patrie républicaine, elle-même engendrée par les Lumières. C’est pour cette raison que toutes les figures qui y sont honorées sont postérieures aux Lumières et à la Révolution"
[...] On en est là ! L’œuvre littéraire d’un écrivain n’est pas en soi un critère pour valider une panthéonisation. Si Victor Hugo est au Panthéon, c’est en tant que poète de la République "mère au centre de l’Europe". Émile Zola y sera transféré en raison de son combat pour Alfred Dreyfus et Alexandre Dumas pour son attachement aux "valeurs qui émancipent que porte la République".
La démarche a été lancée en 2019 par Francis Huster : "faire entrer Molière au Panthéon, c’est faire entrer le peuple au Panthéon", disait-il. En février 2021, Brigitte Kuster estimait que cette demande était "celle d’une reconnaissance du caractère intemporel du théâtre de Molière et de la place centrale de son œuvre parmi celles des grands hommes des humanités françaises" [...]
Molière est l’otage d’une mauvaise pièce. Comment faire entrer dans ce temple de la République l’auteur préféré de Louis XIV ? En outre, la politique sanitaire est loin d’être en osmose avec celui qui raillait la crédulité des bourgeois français. Le public riait avec un charlatan qui déclarait "faire maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle" dans Le Médecin malgré lui. Molière évoquait "tous les hommes qui meurent de leurs remèdes et non pas de leur maladies" dans Le Malade imaginaire.
Et que dire du féminisme dans Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes ? Les titres sont éloquents. Notons, au passage, que Molière n’est absolument pas misogyne, comme le montre ce magnifique personnage d’Henriette dans Les Femmes savantes : une femme qui ne joue pas l’intellectuelle mais qui est intelligente, raisonnable et sait ce qu’elle veut. L’opposée des pédantes qui se font berner par le premier venu !
On peut cependant voir une cohérence dans la récupération par les bien-pensants. Les laïcards savourent la satire * des hommes d’Église dans Le Tartuffe, mais savent-ils seulement que cette pièce était une commande du roi ? Et qu’on ne se trompe pas devant le portrait de la noblesse dans Dom Juan. La chute de cet aristocrate ne s’inscrit pas dans une vision révolutionnaire… mais royaliste ! Louis XIV, dont la défiance vis-à-vis des nobles est bien connue, en avait fait la commande à Molière.
Bref, la place de Molière n’est guère au Panthéon des grands hommes de la République. Sa place, déjà acquise, est au Panthéon de la culture française, non pas aux côtés des Carnot, Condorcet et autres Gambetta, mais aux côtés des Corneille, Musset et autres Rostand. Cette place est assurée depuis des années par les livres et les théâtres, et aujourd’hui par le cinéma et la télévision.
Que Francis Huster se console ! Le meilleur hommage qu’il puisse rendre à son auteur favori, c’est de continuer à perpétuer son souvenir sur les planches comme il l’a brillamment fait (remarquable interprétation de Cléante, dans L’Avare) et comme l’ont fait les noms les plus prestigieux de la scène française : Coquelin, Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault.
Et, bien sûr, Louis de Funès ("qui, j’en suis persuadé, a la façon de jouer du patron du théâtre français", dixit Jean Anouilh). L’acteur préféré des Français faisant aimer Molière, n’est-ce pas un bien meilleur hommage que les discours creux tenus par des politiciens en besoin de récupération ?
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* Satire, voir Gladiateurs