... ou comment on devient immortel
Jean-Paul Brighelli - 14 janvier 2022
Portrait de Molière dans le rôle de César, dans "La Mort de Pompée", attribué à Nicolas Mignard (1658)
Deux traditions rattachent à jamais la Comédie Française à Molière — [baptisé] il y a 400 ans le 15 janvier 1622. On y frappe six coups, et non trois, en souvenir de la fusion de la troupe de Molière, dite de l’Hôtel Guénégaud, et de celle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1680. Et quand on y joue le Malade imaginaire, l’ultime pièce du dramaturge-comédien, dans la cérémonie finale, d’un burlesque accompli, où le "malade" est intronisé médecin en prêtant un "serment" qui vaut bien celui d’Hypocrite (pardon : Hippocrate…) que prononcent nos modernes morticoles, au troisième "juro", les lumières s’éteignent, le silence se fait : c’est sur cette réplique que Molière a commencé à s’étouffer dans son sang, et a très vite été transporté chez lui où il est mort dans la nuit. On passe ainsi en un instant du rire le plus franc à l’émotion totale.
Reste dans le musée de la troupe le fauteuil où Molière joua cette scène, trône emblématique de l’un des plus grands auteurs de langue française.
Je ne ferai pas la liste des chefs d’œuvre, ni celle des mises en scène de génie qui ont sans cesse revitalisé ces bijoux de comédies. Je ne parlerai pas davantage des ratages dus à quelques petits marquis (ou marquise, dans le cas de Macha Makeïeff à Marseille) du théâtre subventionné, qui cherchent à se donner une visibilité en montant, comme des cloportes, sur le socle de la statue de Molière.
« L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris,
il s'est aussi répandu dans les provinces,
et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. »Les Précieuses Ridicules - La Grange
Tout le monde connaît ces pièces — ou devrait les connaître. Je voudrais seulement encenser un homme libre, quoiqu’il dût parfois ruser avec les pouvoirs qui le corsetaient ou désiraient le faire taire. On réalise mal ce qu’il fallait de vrai courage, sous le règne du Roi-soleil, pour écrire Tartuffe.
Ou l’École des femmes : affirmer le droit des filles à épouser qui elles voulaient, voilà de la vraie subversion, en 1662 — ou aujourd’hui, dans tant de pays où on les marie de force.
« Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage
à d'austères devoirs le rang de femme engage
et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n'est là que pour la dépendance
du coté de la barbe est la toute puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société
ces deux moitiés pourtant n'ont pas d'égalité.
L'une est moitié suprême, et l'autre subalterne.
L'une est en tout soumise à l'autre qui gouverne.
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
montre d'obéissance au chef qui le conduit,
le valet à son maître, un enfant à son père,
à son supérieur, le moindre petit frère,
n'approche point encore la docilité,
et de l'obéissance, et du profond respect,
où la femme doit être pour son mari,
son chef, son Seigneur et son maître. »L'école des femmes
Ariane Mnouchkine, en adaptant le Tartuffe dans un pays musulman, en 1995, quand GIA et FIS mettaient l’Algérie à feu et à sang, avait parfaitement transposé l’impact de la pièce en 1665, quand Molière la faisait jouer chez le Prince de Condé, à Chantilly, faute d’avoir l’autorisation de la monter à Paris.
Ce qu’il faut saisir, c’est l’extraordinaire modernité de la langue de Molière — à son époque comme aujourd’hui, où l’on croit chic de déstructurer le langage. Voir la vivacité par exemple de la première scène du Misanthrope, où Alceste s’en prend à ces "gens à la mode" dont nous constatons les ravages chaque jour, ceux qui inventent l’écriture inclusive et autres horreurs morphologiques. C’est que de Femmes savantes et de Précieuses ridicules, nous ne manquons guère…
Écoutez donc Musset :
« J’écoutais cependant cette simple harmonie,
Et comme le bon sens fait parler le génie.
J’admirais quel amour pour l’âpre vérité
Eut cet homme si fier en sa naïveté,
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaieté, si triste et si profonde
Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ! »
C’est dans un poème léger et profond intitulé "Une soirée perdue" (in Revue des deux mondes, 1840). "Lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer" : oui-da ! Les élèves demandent souvent pourquoi de telles pièces s’intitulent "comédies" — et ils en sont pour leurs frais, si on ne leur explique pas que c’est le théâtre du monde que ces comédies décortiquent avec une cruauté et une bonne humeur inimitables. Et en même temps le poète romantique, qui aurait dû abhorrer les "classiques", sent bien l’harmonie de cette langue si souple et si aiguisée, où chaque mot porte, comme des coups d’épée. Très loin de nos bavardages actuels.
- Vous aurez beau faire Monsieur, dit la jolie Marquise, vous n'aurez jamais mon cœur !
- Je ne visais pas si haut Madame.
La "langue de Molière", dit-on de la langue française — comme l’anglais est la langue de Shakespeare et l’espagnol celle de Cervantès. Plutôt que de transporter au Panthéon les cendres de Molière (que le cimetière du Père-Lachaise s’enorgueillit de posséder), [l'on] devrait se soucier prioritairement de faire enseigner à nouveau dans les écoles cette langue de Molière, abandonnée au profit du gloubi-boulga que bafouille l’homme de la rue. Une décision de René Haby, qui avait lancé la Commission Rouchette, quand il était à la tête de la Direction Générale de l’Enseignement Scolaire, préférait l’oral le plus négligé à l’écrit le mieux tenu — et la langue de Molière est un écrit magnifique porté à l’oral par le génie de l’auteur et des comédiens. Ledit Haby eut l’occasion d’imposer son point de vue quand il fut ministre de l’Éducation et put orchestrer la déroute scolaire et "l’apocalypse" actuelle (Jospin en 1989 ne fit que systématiser cet écroulement programmé)
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À lire aussi, du même auteur (J.-P. Brighelli) : Rendez-nous Malthus ! (PDF)
Des programmes scolaires cohérents, que j’appelle de mes vœux [...] devraient imposer l’étude chaque année d’une pièce de Molière à partir du CM1 et jusqu’en Terminale (croyez-moi, il y a le choix). Les élèves actuels commencent par dire qu’ils ne comprennent rien à Molière (ni à Corneille, ni à Racine, ni à quoi que ce soit d’antérieur à Aya Nakamura) parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’en entendre. Instruire, cela ne consiste pas à flatter les ignorants, mais à parler contre — contre les habitudes, les poncifs, les parents parfois et les superstitions toujours. Un vrai professeur de Lettres (et combien de profs de Lettres actuels n’ont jamais sérieusement étudié Molière…) doit être un passeur de bon et bel usage.
Alors oui, célébrons Molière. Jouons ses pièces avec nos enfants, le dimanche. Allons voir les mises en scène actuelles (la Comédie française va reprendre le Tartuffe, à la mi-janvier), procurons-nous les grandes mises en scènes disponibles sur DVD. La Comédie française, qui n’est pas si poussiéreuse qu’on le prétend quand on n’y va jamais, a adapté ainsi deux délicieuses pièces en un acte, l’Amour médecin et le Sicilien ou l’Amour peintre (2005), où Léonie Simaga joue une Lucinde ébouriffante. Puis on passera aux pièces en trois actes (Monsieur de Pourceaugnac — version 2001, avec Bruno Putzulu), puis en cinq — le Dom Juan de Mesguich par exemple, ou le Malade imaginaire de Michel Bouquet. Alors on lira, on regardera tout — en pleurant de rire ou d’émotion devant ce fauteuil vide.
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Source
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Confession d'internaute
J'ai eu un rapport complexe avec Molière pendant ma scolarité... mais j'avoue qu'au fur et à mesure du temps passant, je pense que finalement si je devais emporter un seul auteur dans l'île peinte par Böcklin, cela serait Molière ! Plus le temps passe, plus son œuvre me parait fondamentale pour comprendre un peu quelque chose à la race humaine ! Son universalité me semble de plus en plus évidente au fil des ans ! J'ai eu deux émotions contrastées à la représentation de deux de ses pièces :
- une très catastrophique à la Comédie Française, du temps où celle-ci courait derrière les avant-gardes (il me semble que cela était mis en scène par Antoine Vitez !?)
- une sublime à Montréal : c'était L'Avare et la pièce était éclairée uniquement aux bougies comme au temps de Molière ! Loin d'être un gadget, cela donnait une ambiance particulière de très grande proximité, complicité avec les acteurs et d'ailleurs ceux-ci jouaient très différemment de ce que j'avais vu auparavant : leur débit était modifié par cet éclairage, on avait l'impression qu'ils parlaient beaucoup plus vrai, presque un chuchotement !
Bref encore une fois, les étrangers ont plus de respect pour notre culture que nous-mêmes ! Quelle tristesse ! J'ai dit toute mon admiration aux Québécois pour cette représentation !
Baltasar
Et si le Diable était français
Frédéric Ferney - Causeur 16/01/2022 [PDF]
Réactions d'internautes
Des extraits