05 mai 1935 - 06 mai 2024
Disparition du journaliste et animateur littéraire Bernard Pivot le lendemain de son 89e anniversaire.
Bernard Pivot avec Catherine Matausch, "Les dicos d'or" 1995
Il est mort, discrètement, dans un monde qui était devenu profondément étranger à l’ouverture d’esprit et à la culture générale dont il était le si médiatique représentant. Bernard Pivot n’aurait peut-être pas apprécié que l’on utilisât à son endroit le mot "bienveillance", si misérablement galvaudé aujourd’hui, et pourtant c’était bien ce qu’il était : un homme bienveillant.
Son émission Apostrophes aura marqué plusieurs générations.
[https://www.youtube.com/watch?v=NMlQsFxkkG0] 22/06/2019
22/06/1990 : La dernière d'Apostrophes | Archive INA
Voir "Apostrophes" [archive] sur Toutelatele.com.
Chez les auteurs non célèbres, c’est-à-dire ceux qui végètent à moins de 1 000 exemplaires vendus (ce qui est fort honorable en 2024), l’ère Pivot à l’antenne apparaît comme un âge d’or, le temps béni des vendredis soir où dans la moiteur d’un plateau, l’illustre inconnu, professeur de banlieue, kiosquier timide ou aventurier du bocage, réussirait à braquer les librairies de France.
Doux souvenir des vendredis soirs d'antan. Après il y avait le Ciné-club... (internaute Villa.)
Passion pour les mots
Pivot aimait raconter que, pendant la guerre, il n’avait pas de livres à portée de la main et se nourrissait essentiellement du dictionnaire. Cette passion pour les mots, même sortis d’un ouvrage apparemment rébarbatif, ne le quitta jamais. Çà et là, au fil de sa carrière impressionnante, il y eut des pisse-froid pour le détester, lui et sa vision populaire de la littérature, lui et ses questionnaires qui permettaient aux invités de jouer les histrions. Cela ne l’atteignait pas vraiment. Ce qu’il aimait, c’était faire partager sa passion de la langue française et des livres, que ce soit avec ses fameuses dictées ou avec ses émissions devenues cultes. Les génériques (la solennité lyrique de Rachmaninov pour Apostrophes, la bossa-nova chaleureuse de Sonny Rollins pour Bouillon de culture) le furent aussi. On savait, en entendant les premières mesures, que l’on allait passer un bon moment.
Bernard Pivot et Catherine Lalanne (LinkedIn)
Les plateaux étaient pléthoriques, d’une liberté que l’on ne retrouvait plus, ces dernières années, que chez Frédéric Taddeï, du temps où le service public tolérait encore la liberté d’opinion. C’était le temps où on s’engueulait à la télé, comme dans les émissions de Polac. On fumait, on parlait fort, on arrivait même parfois complètement torché (séquence mythique avec Bukowski, dont les vapeurs de vinasse semblaient percer l’écran). On se draguait un peu aussi, par questionnaire interposé (Fanny Ardant cherchant à se faire remarquer auprès de Mastroianni). On s’écharpait entre ennemis irréconciliables (Volkoff traité de raciste par Pierre Joffroy en 1982, déjà, avec un goût très sûr du cliché de gauche) ou on se toisait pour la première fois sans animosité (Brassens l’antimilitariste face au général Massu).
Liberté de ton
On s’y aimait malgré les différences (émouvante émission sur les familles qui écrivent, avec Jean-Edern Hallier et son père militaire ou Michel de Saint-Pierre et sa fille romancière). On ne se tenait grief de rien, au fond : Pivot lui-même, après avoir démissionné du Figaro en raison de désaccords profonds avec Jean d’Ormesson, invita sans rancune le malicieux académicien sur son plateau. Précisons, pour la blague, que la piscine du présentateur portait le nom de Jean d’O, puisqu’il l’avait fait construire avec ses indemnités de licenciement. Et puis, au pire, il y avait toujours, en guise de soupape, cette question si drôle sur le juron préféré des invités. "Espèce de p’tite fiente", répondit par exemple l’excellent Fabrice Luchini.
Bien davantage qu’un professeur pour la jeunesse, bien davantage qu’un passeur de grands romans, ce que son côté "français moyen qui a lu", parfois volontairement surjoué, rendait très naturel, Bernard Pivot, au fond, n’était-il pas, au travers de ses émissions littéraires, l’un de ces maîtres de maison à l’ancienne qui organisaient des dîners entre forts caractères parce qu’ils étaient de taille à héberger les colères homériques et les réconciliations spectaculaires ?
Faiseur de rois
À cette époque-là, on parlait de ventes à six chiffres et d’à-valoir roboratifs. On raconte même que certains écrivains, après leur passage dans Apostrophes, purent s’offrir un appartement dans Paris intra-muros. La rumeur court que les attachées de presse à sa vue défaillaient dans les couloirs d’Antenne 2, que l’on essayait de le soudoyer en flacons de Bourgogne pour être invité entre Jean d’O et Edmonde Charles-Roux, que l’on faisait du gringue à ses assistants pour que l’animateur-prodige, faiseur de rois et de reines de l’édition, montre ostensiblement la jaquette de son roman, à la toute fin de son émission.
Sans Pivot dans sa manche, les prix d’automne vous passaient sous le nez. Sans la lumière brumeuse de son studio, point d’invitations tentatrices aux salons du livre, de files d’attente pleines d’amour défendu, de dédicaces giboyeuses, et surtout point d’obséquiosité de la part des éditeurs qui insistent pour que vous entriez dans leur écurie. Pivot valait sésame dans les cercles privés et les revues les plus confidentielles. Sans lui, vous étiez transparent. Il validait l’acte d’écrire, lui donnait une réalité tangible et trébuchante.
Si l’ENA fait le haut fonctionnaire par son "grand oral", Pivot matérialisait l’écrivain, lui octroyant la légitimité et la confiance pour persévérer dans cette profession si aventureuse. Un écrivain vu chez Pivot avait du crédit devant son banquier. On exagère peut-être le phénomène, on fantasme, on grossit l’audimat, on pense naïvement que la France entière se passionnait pour Jacques Lanzmann, Michel Tournier, Geneviève Dormann et Georges Conchon alors que le public se vautrait au même moment devant les strass de Guy Lux et le décor 100% plastique de la Cinq de feu Silvio Berlusconi.
Un mirage...
Pivot est ce mirage d’une télévision lettrée entre Giscard à la barre et Tonton à la francisque, un poil exigeant et démago mais tellement "province", une télévision de qualité qui s’écharpe sur les écrivains-collaborateurs et s’interroge sur les vertus d’une troisième voie scandinave. Du temps de Pivot, on pensait sérieusement que l’on pouvait encore réguler le capitalisme, que la lecture demeurerait ce vice impuni et que les écrivains dotés d’un épais collier de barbe, la clope au bec et le pantalon velours à grosses côtes, représentaient l’acmé de la société intellectuelle la plus évoluée. Aujourd’hui, avec sa disparition, nous perdons une forme de candeur.
Au fond de nous, nous savions bien que la littérature était déjà entre les mains des marchands et des activistes, bringuebalée entre l’idéologie repentante et l’oukase permanent. Pivot fut le premier à faire entrer le loup dans la bergerie. Après lui, un écrivain devait fixer la caméra sans trembler et capter le regard de la ménagère, la responsable des achats. Le talent et le style sont une bien maigre consolation face à la télégénie, l’esbroufe et face aux personnalités hypertrophiées. Après lui, un écrivain eut l’obligation d’imprimer l’écran et les esprits par une parlotte étudiée, avec moult éléments de langage et poses exagérées, une assurance feinte et des allergies superfétatoires. Peu importe le système de défense ou d’attaque adopté, qu’il soit sur la réserve, bégayant à la manière Modiano ou florentin façon Jouhandeau, l’écrivain devint un acteur comme un autre de sa propre mise en scène médiatique.
Le téléspectateur était désormais en attente d’un spectacle. Souvent, il l’eut. Pivot aimait le fracas courtois, l’ébullition juste avant que l’émission ne tourne au chaos. S’il fit le bonheur des bêtisiers avec quelques épisodes soulographiques mémorables, Pivot a été cette lanterne sur un biotope littéraire presque trop folklorique pour être crédible. Je crois bien que grâce à lui, nous avons d’abord aimé les écrivains avant de les lire. Dans la langueur de nos provinces, Pivot fut un merveilleux enlumineur, un indispensable intercesseur, car déjà l’école avait abandonné le Lagarde et Michard pour des méthodes alternatives. Je lui dois tant d’émois, l’accent rocailleux de Henri Vincenot qui fascina en une soirée la France entière, l’anarcho-goguenardise de Léo Malet, le sarcasme débonnaire d’A.D.G, la tête frisée de Kléber Haedens ou la rondeur broussailleuse d’un Jean-Pierre Enard. Nous pataugions joyeusement dans son bouillon de culture.
https://www.flickr.com/photos/actualitte/44522053312/
Bref, le voilà qui part tranquillement, dans une solitude terriblement injuste, mais non pas dans l’oubli. Il aurait dû rester à la télé jusqu’à la fin, comme Michel Drucker, parce que ses émissions étaient d’utilité publique et parce qu’il n’y avait personne pour le remplacer. Tranquillisons-nous : il nous reste Hanouna.
Si, Frédéric Taddeï est encore là mais à la Radio sur Europe1, et peut-être sur Cnews aussi, si je ne me trompe. (internaute Jacques)
Sources
Le dernier érudit du petit écran tourne la page (BV 06/05/2024) [archive]
Pivot, l’homme qui multipliait les livres (Causeur 06/05/2024) [archive]
Commentaires
Certes, commentaires élogieux à un homme cultivé. Mais personne pour rappeler les entretiens avec MM Matzneff et Cohn-Bendit ? Nul n’est tout à fait, ni blanc, ni noir ! (J-N.) Pour une réponse, cette vidéo à 19:48 B.Pivot, un hommage mérité ?
Une chose certaine, Bernard Pivot n’a jamais laissé paraître ses opinions politiques. Parlons aujourd’hui des émissions dites culturelles sur Radio France ou France TV, un gouffre nous sépare. Bernard Pivot savait faire aimer la langue française aux gens, aujourd’hui ils veulent tous nous faire aimer une langue hybride, l’écriture inclusive, avec tous les anglicismes qui vont avec. Surtout que son décès intervenait à la suite de l’annonce de la disparition de Des chiffres et des Lettres. Plus que jamais l’avenir du français se dresse en pointillés. Heureusement, la nouvelle saison de Drag Race arrive bientôt sur l’audiovisuel public. (G.)
Pour aller dans le sens de l'auteur [Thomas Morales Causeur 06/05/2024] Pivot avait fait une émission d'une heure consacrée à JMG le Clezio. Le type m'avait fasciné. Le lendemain j'allais à la Fnac acheter tout ce que j'ai pu trouvé, je n'en ai lu qu'un seul et encore pas en entier tellement j'avais trouvé ça chiant (gout personnel, j'ai probablement tort). Par contre il avait aussi invité un auteur franco-israélien, je ne me rappelle plus le nom, qui avait amené une traduction nouvelle de la bible, directement à partir de l'hébreu. Le propos de l'auteur, je m'en rappelle encore, était que la traduction à partir du grec de toutes les bibles de l’époque entrainait des contresens, et il prenait exemple de Dieu parlant à Moise traduit du grec par "Je suis celui qui est", impossible selon lui en hébreu. Sa traduction étant "Je suis ce qui est", merde j'avais la foi, et ça je le dois à Pivot, respect. (Jard.)
Voir aussi
Quelques-uns qui sont allés "chez Pivot"
Liens externes
Bernard Pivot "Je suis un ignorant éclairé" (Le Pèlerin 06/05/2024) [archive]
Les mots de la vie, de Bernard Pivot, Éd. Albin Michel 04/2011, 20 €.
Hommage à Bernard Pivot (Le Pèlerin 13/05/2024) [archive]
Obsèques de Bernard Pivot : les représentants de la télévision publique étaient… absents (BV 27/05/2024) [archive]
« Bernard Pivot, sans surprise, a eu un enterrement à son image : sobre, provincial, humble, enraciné. Le personnel de direction de France Télévisions s’est comporté, lui aussi, à l’image de ces gens : indigne, ingrat, fasciné par les paillettes, oublieux de la véritable culture. »