Tout le monde a entendu l’expression "Fort Chabrol" mais peu de Parisiens connaissent l'histoire rocambolesque, qui se déroula du 12 août au 20 septembre 1899, de Jules Guérin (1860-1910), réactionnaire royaliste, retranché au siège de son journal, un immeuble au 51 rue de Chabrol dans le 10ème arrondissement de Paris.
Jules Guérin
Complice d’un coup d’état manqué, fomenté par Déroulède (1846-1914) et le duc d’Orléans pour renverser la IIIe République au printemps 1899, la police a un mandat d’arrêt contre Jules Guérin. Entouré d’une douzaine de complices, il se barricade dans son petit hôtel particulier le 12 août et ne se rendra que le 20 septembre, soit 38 jours de résistance acharnée.
Cet événement tient les Parisiens en haleine durant plusieurs semaines, tandis que le gouvernement français Waldeck-Rousseau (1846-1904) (alors président du Conseil) craignait une émeute nationaliste et monarchiste à l'occasion du procès en révision d'Alfred Dreyfus (1859-1935) à Rennes1.
Note
1. Lire 1898 01 13 J'accuse - Émile Zola dans L'Aurore (PDF)
Le quartier Saint-Vincent de Paul en ébullition
Des badauds viennent de tout Paris et de sa banlieue, les Gares du Nord et de l’Est sont à deux pas. Les chanteurs des rues en font leur héros, les journaux un feuilleton à sensation. Le procès pour innocenter le capitaine Dreyfus se prépare à Rennes mais tous les journalistes font leur "Une" sur cette rébellion politique.
Des cartes postales d’époque nous montrent des stratagèmes tous plus ingénieux les uns que les autres pour alimenter le Fort Chabrol. Les toits et les caves sont surveillés par la garde mobile mais le Président Loubet (1838-1929) ne veut pas d’effusion de sang, le préfet de police a reçu des ordres : négociation et patience…
Finalement, à bout de vivres et de courage, les insurgés se rendent le 20 septembre 1899 sous les vivats de la foule. Des œillets blancs sont lancés sur les prisonniers, leur chef sera condamné à 10 ans de prison en haute cour sénatoriale.
Jules Guérin caricaturé par Charles Léandre (1862-1934) pendant son procès en Haute Cour.
Pour l’anecdote, la bibliothèque du Sénat servit de prison temporaire aux inculpés pendant leur procès. Le Président de la République commua en 1901 la peine de Jules Guérin en bannissement: il vécut à Bruxelles jusqu’à l’amnistie de 1905. À son retour, Jules Guérin s’installa à Ablons (Val-de-Marne) sur les bords de Seine où il mourut le 10 février 1910 des conséquences de la Grande Crue.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là car ses obsèques sont très discrètes malgré la présence attestée de Marcel Proust (1871-1922), ami commun de la Comtesse de Loynes (1837-1908), morte deux ans plus tôt et enterrée elle aussi au cimetière Montmartre. La famille ne veut pas de scandale, la tombe restera anonyme jusqu’en… 1993 et la rencontre d’un bouquiniste parisien avec son arrière petite nièce qui acceptera de faire graver le marbre du caveau.
Aujourd’hui
Aujourd’hui, les "complotistes" de tout bord ont fait du cimetière de Montmartre un lieu de pèlerinage comme il en existe tant dans les cimetières de la capitale.
À la suite de cet événement, l'expression "un fort Chabrol" est passée dans l'usage dans plusieurs pays francophones, pour désigner une situation où un individu – généralement armé, parfois avec otages – se retranche dans un immeuble entouré par les forces de l'ordre2,3.
Notes
2. Jacques Besnard, Mais, au fait, d'où vient l'expression "Fort Chabrol" ? [archive] La Libre Belgique 19 décembre 2016. Ce samedi soir, un Fort Chabrol a eu lieu à Tournai sans qu'aucun coup de feu ne soit tiré. Régulièrement, les journaux, surtout en Belgique, emploient cette expression lorsqu'une personne est retranchée chez elle, armée avec ou sans otages et entourée par les forces de l'ordre... Voir aussi plus bas.
3. Thomas Martin, Le rocambolesque siège du Fort Chabrol à Paris [archive] sur Actu.fr 27 février 2021
Sources
Céline, Dutronc et Françoise Hardy
L'expression "Fort Chabrol" reste donc encore aujourd'hui utilisée. Cette affaire a marqué les esprits et notamment celui de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) qui a vu passer le cercueil de Guérin en 1910. L'auteur de Mort à crédit et de Voyages au bout de la nuit l'admirait selon Alain Pessin (1949-2005), qui a écrit Littérature et anarchie (Presses universitaires du Mirail, Toulouse 1998)
Enfin, Jacques Dutronc a composé le titre Fort Chabrol du groupe instrumental français Les fantômes.
[https://www.youtube.com/watch?v=iXVHXxlaQmY] 24/07/2015
Titre qui sera repris par Françoise Hardy dans Le Temps de l'amour et utilisé par Wes Anderson dans Moonrise Kingdom.
[https://www.youtube.com/watch?v=yHmY7IRnDx8] 19/05/2015
Source
Jacques Besnard [archive] - Voir aussi note 2. plus haut