La tradition des rois guérisseurs
"Le roi touche, dieu te guérisse". Le roi Henri IV (1553-1610) touche le front d'un malade. Le roi est thaumaturge, il a le pouvoir de guérir les écrouelles en prononçant cette formule.
... après une lignée de "rois fainéants" (639-751)
Du Moyen Âge au XIXe siècle, les rois de France et d'Angleterre sont réputés détenir le pouvoir de guérir les écrouelles par simple contact. La "royauté sacrée", clef de voûte du système politique médiéval, les diverses manifestations de ce caractère surnaturel – parmi lesquelles le toucher des écrouelles et les anneaux médicinaux (censés éviter une série d'effets désagréables).
Qu'est-ce qu'un roi thaumaturge / un roi guérisseur ?
"C'est un roi qui touche et guérit les écrouelles, qui sont des glandes tuberculeuses à l'aine. Ce pouvoir serait acquis par le sacre du roi à Reims. À Saint-Denis, le roi touche la tête des malades et prononce la formule "le roi te touche, Dieu te guérit". Y a-t-il vraiment eu des guérisons ? On n'en sait rien. Nous sommes dans le domaine de la croyance et de la foi. Des miracles sont attribués aux saints (Marcoul à Corbeny pour les écrouelles).
Voir Saint Pérégrin Laziosi, patron des malades du cancer
Mais le roi n'est pas un saint, il est seulement sacré. L’Église surveille la monarchie. La lente laïcisation des esprits, la Réforme (puis les Lumières) mettent le caractère sacral du roi à mal et le pouvoir thaumaturge en prend un coup. Voltaire rappelle que la princesse de Soubise, maîtresse de Louis XIV, ne fut pas guérie "quoiqu'elle eût été très bien touchée".
[Au Moyen-Age, la médecine est plus que rudimentaire. d'où l'attente de miracles et la place du culte des saints (Marcoul). Aujourd'hui, la médecine scientifique dispose d'outils très efficaces, mais rebouteux et guérisseurs occupent toujours une place importante]
Jacques Le Goff, Le Point 18/12/2008 (Clioweb, le blog)
Voir Saints et sanctification (Vocabulaire du méditant)
Les deux corps du roi
Le roi a deux corps : le premier est mortel et naturel, le second surnaturel et immortel. Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. Telle est la fiction théologico-politique qui fonde le consentement à l'État : elle ne tient nullement à la transcendance, mais à la certitude d'une continuité souveraine de l'institution politique.
Les deux corps du roi selon Ernst Kantorowicz
Les deux corps du roi justifient la continuité du pouvoir monarchique. Dans Les Deux Corps du Roi, Ernst Kantorowicz avance notamment que le mythe de cette double nature est à l’origine de l’adage "Le roi est mort, vive le roi !" qui aurait été prononcé pour la première fois au début du XVIe siècle, à l’enterrement de Louis XII. Pour l’historien, l’image est cependant bien plus qu’une anecdote ; elle fonderait le consentement à l’État.
Le jour même de la mort de Louis XIV, le jeune Louis XV reçoit l'hommage du cardinal de Noailles.
Les deux corps du roi sont une métaphore. Ernst Kantorowicz a rencontré celle-ci pour la première fois dans le texte d’un juriste britannique de l’ère élisabéthaine (seconde moitié du XVIe siècle) ; puis il l’a régulièrement retrouvée dans les périodes suivantes. Cette image de la dualité corporelle du roi distingue, d’une part, un corps naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l’enfance et de la vieillesse ; d’autre part, mystique, immortel, dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais, incarnant le royaume tout entier et garantissant ainsi sa continuité politique et spirituelle. "Son corps politique, explique Ernst Kantorowicz à partir de la description d’un juriste élisabéthain, est un corps qui ne peut pas être vu ni tenu matériellement, car il consiste dans l’action publique et le gouvernement, et il est constitué pour le peuple et la gestion du bonheur public" (Les Deux Corps du Roi). Cette distinction a pu servir de manière surprenante, comme dans une opposition (théorique) du roi au roi : lors de la première révolution anglaise (1642-1651), par exemple, les puritains ont justifié leur opposition au roi Charles Ier au nom même du royaume, car l’attitude controversée du monarque à l’égard du catholicisme menaçait l’unité religieuse du royaume, c’est-à-dire le corps politique. Pour Kantorowicz, la destinée de la métaphore est révélatrice d’une dimension fondamentale de la pensée politique médiévale.
1000 idées de culture générale – Voir aussi Wikipédia
Lire des extraits (Cairn) – Lire une note critique [archive] (Persée)
Kantorowicz a également montré combien ce corps mystique et sacré du roi s’était considérablement altéré dès la fin du Moyen Âge en simple "fiction" de l’État, notamment sous les coups de boutoir conjugués de la redécouverte du droit romain et de la montée en puissance des théories étatistes qui décrochaient le politique du religieux, et par-là, de la morale : le roi a alors toujours deux corps, mais son second corps n’est plus à proprement ce corps sacré et mystique qui le rattachait à l’ensemble de la nation, ce que représentaient les allégories corporatistes et anthropomorphiques du royaume en figurant le roi comme la tête et les sujets comme les membres : désormais, il incarne seul un État moderne, une "fonction" — Louis XIV ira même, chose surprenante dans la bouche d’un roi, parler dans ses Mémoires de son "métier" de roi — ce que les Romains désignaient eux-mêmes par le terme de dignitas.
Les rois de l’an Mil
Lorsqu’on évoque les rois de l’an Mil, on pense d’abord au sacre et au discours royal, proposant à travers les aléas du siècle le portrait intemporel d’un "roi très chrétien", solennel et religieux acteur du mystère royal. Comment pourrait-il en être autrement, quand les clercs qui ont patiemment ordonné les écritures et édifié les bâtiments dont nous prétendons faire l’histoire sont, à cette époque, nos seuls témoins ou presque ? La construction n’est pourtant pas sans failles, tant s’en faut, et les règles qui régissent son élaboration doivent parfois souffrir de rudes exceptions ; comme, dans un édifice soigneusement conçu, un raccord bizarre, une orientation inhabituelle trahissent, malgré le masque de la façade, un profond accident de terrain qui a contraint l’architecte à modifier le plan traditionnel.
Dans l’imposant ordonnancement de la théocratie royale, un tel "accident" existe précisément lié à l’histoire de la dynastie capétienne : c’est la guérison par le roi de France de ces tumeurs et plaies du cou, de l’aisselle et l’aine que l’on appelait alors — sans qu’il y ait évidemment diagnostic très précis — écrouelles, et qui sont identifiées par la médecine moderne comme des tuberculoses externes, ganglionnaires et parfois aussi cutanées. Miracle royal disait-on : certes, mais miracle trop habituel pour être canoniquement admissible. On peut dès lors, en partant du "mal royal", tenter d’apercevoir l’envers du décor, esquisser, à travers des textes dont ce n’était généralement pas le propos, l’image que se faisait de la royauté la paysannerie de la France du Nord...
La diminution du recours aux saints guérisseurs
Mais on tentera moins d’étudier le déclin de cette pratique que d’analyser un aspect peu connu, quoique fondamental : la place des médecins dans le rituel. Cette problématique permet en fait de jeter un regard critique sur le déroulement traditionnel du toucher et sur le degré d’adhésion des participants à la thaumaturgie elle-même. Plus globalement, on s’aperçoit que la médicalisation du toucher des écrouelles accompagne et finalement accélère le déclin de la croyance qui lui est attachée. Bloch a peu insisté sur les implications médicales du rite, et notamment sur la présence des médecins du roi, ainsi que sur la multiplication des remèdes proposés par un savoir médical en mutation. S’il est délicat de mettre en parallèle les conceptions médicales et les croyances religieuses, on ne saurait faire l’économie d’une interrogation sur la place de la médecine dans ces guérisons à la fois miraculeuses, collectives et simultanées. En outre, le problème est moins la réalité des "guérisons" que celui de l’intervention d’un regard médical s’immisçant de façon croissante dans l’une des caractéristiques les plus singulières de la personne royale.
Suite dans Cairn.info [archive] [PDF]
_______________
"Les rois thaumaturges", Marc Bloch
Marc Bloch, né le 6 juillet 1886 à Lyon et mort le 16 juin 1944 à Saint-Didier-de-Formans (Ain), fusillé à 57 ans aux côtés de 27 autres Résistants, est un historien français, fondateur avec Lucien Febvre des Annales d'histoire économique et sociale en 1929. Il est l'auteur de L'"Étrange Défaite", ouvrage de référence sur la bataille de France (1940). Marc Bloch a donné à l'école historique française une renommée qui s'étend bien au-delà de l'Europe. (Wikipédia)
Les Rois thaumaturges, audio (Radio-France)
Avec ce grand texte publié en 1924, le médiéviste Marc Bloch ouvre un nouveau champ de recherche : l'anthropologie historique. Il s'y intéresse au pouvoir des rois de France et d'Angleterre de guérir des maladies, en particulier les écrouelles. Pour comprendre ce pouvoir supposé sacré, Marc Bloch va puiser dans les autres sciences humaines, ce qui rend sa démarche trans-disciplinaire encore passionnante. Étienne Anheim dirige aujourd'hui les "Annales", revue fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre, et Muriel Gaude-Ferragu est spécialiste des funérailles princières mais aussi du rôle des reines au Moyen-Âge.
_______________
Écrouelles (désuet) : Glandes tuberculeuses, tumeurs et plaies du cou, de l’aisselle et de l’aine sont appelées alors "écrouelles" — sans qu’il y ait évidemment diagnostic très précis — identifiées par la médecine moderne comme des tuberculoses externes, ganglionnaires et parfois cutanées. Synonyme de même origine étymologique : scrofule, scrofuleux (adjectif). Voir Wikipédia – Voir aussi Lexique "phyto-médical"
"Certaines sources sont à l’origine d’un culte plus ancien, à l’exemple de celle de Saint-Jean-du-Désert à Entrevaux, qui passait pour guérir les fièvres, les écrouelles et la gale." Vu dans Avec juste de l'eau !
Grand Siècle : Le terme "Grand Siècle" désigne en France, sur un plan strict, le règne de Louis XIV (1661-1715). Toutefois l'historiographie aujourd'hui l'applique à une période plus longue, qui commence avec la cour de Henri IV et le rétablissement de l'autorité royale et la fin des guerres de religion en 1589, englobe tout le XVIIe siècle, pour s'achever à la fin de la Régence en 1723. (Wikipédia). Voir Chrononyme
Rebouteux : Un hypnotiseur (-euse, adj. et subst.) est une personne qui a le pouvoir de provoquer l'hypnose. Synonymes : magnétiseur, guérisseur, rebouteux, endormeur... Vu dans Info Hypnose
Saint Marcoul : Marcoul, ou Marcouf, Marculphe (ou encore Marculf, Marcoult, Marcou) est un saint de l'Église catholique qui vécut au VIᵉ siècle en Normandie. Il est connu comme guérisseur des écrouelles. Par extension, il est réputé pour guérir les furoncles et les abcès. Voir Nominis [archive]
Scrofule : La scrofule est une forme humaine de tuberculose porcine, qui s'accompagne de gonflement des ganglions lymphatiques du cou. Synonyme de même origine étymologique : écrouelles. Voir Scrofulaire Scrophularia nodosa
"Le nom 'Scrofulariacées' vient du genre type Scrophularia – issu du bas latin scrofule 'écrouelles, tumeur ganglionnaire' et dérivé de scrofa 'truie' (qui exprime l’aspect répugnant) animal sujet à cette maladie que l’on soignait avec la 'Scrophulaire'" Vu dans Euphraise Euphrasia
_______________
Voir L'École de Salerne IXe siècle - 1811
En rapport avec le mot "corps" : Les trois corps de la police
Voir aussi Les trois France