Médiocre et rampant, arrive-t-on à tout ? (Causeur 27/07/2023)
François Cérésa a écrit un remarquable et passionnant Dictionnaire égoïste du panache français *.
* Voir Le panache français et ses avatars [archive]
On peut discuter certains de ses choix mais la plupart sont incontestables et notre auteur qui est un homme d’esprit et lui-même “de panache”, s’en donne à cœur joie, que ce soit sur Danton, de Gaulle, Edmond Rostand ou Gérard Depardieu par exemple.
Le bonheur de ces livres faits tout autant d’Histoire que de littérature est qu’ils vous offrent de quoi réfléchir à chaque page, à chaque citation, face aux multiples personnalités qui, chacune à leur manière, illustrent l’épopée française qui n’est guère dissociable du panache.
Dans un entraînement perpétuel, un enchaînement constant, nous avons de quoi admirer, nous émouvoir, et souvent être séduit avec ce sentiment amer et un peu triste que décidément on n’est pas à la hauteur, trop ordinaire dans un monde qui ne permet plus les folies. Les aventures sont derrière nous.
Pourtant il suffit d’un rien pour que nous soyons ramenés à aujourd’hui et plongés dans le climat politique où baigne notre pays. Au sujet de Danton, François Cérésa développe ce point de vue : "… la Révolution a dévoré ses enfants. Ils y sont tous passés. Dans la fleur de l’âge. Sauf les médiocres".
Puis il cite Beaumarchais : "Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout".
Portrait de Beaumarchais par Jean-Marc Nattier (1755) détail - Londres, collection particulière
Beaumarchais, voir Figaro ci, Figaro là !
Quand je considère notre monde, nos élites, ces univers de pouvoir où des hiérarchies implacables entravent ou libèrent des destinées, cet immense quadrillage qu’on rêverait logique, nécessaire, exemplaire alors qu’il est aléatoire, hasardeux, contingent, je crois que Beaumarchais a raison.
Je pourrais citer plusieurs êtres qui, médiocres et rampants, sont arrivés à tout selon les critères classiques. En position de domination, en situation de maîtrise, validés par les applaudissements médiatiques, légitimés par la rumeur sociale, flattés par l’encens politique. Ils ne sont pas au sommet puisque pour ramper, il convient de le faire devant quelqu’un qui vous est supérieur. Et ils sont médiocres parce qu’ils manquent d’allure et d’intelligence mais aussi parce qu’ils n’ont pas su résister à l’envie de ramper pour arriver à tout. Enfin, à ce “tout” qui est leur aspiration à eux et qui sans doute pour d’autres représenterait à peine une avancée.
Mais, si Beaumarchais vise juste, il se trompe quand il laisse entendre que la médiocrité et le fait de ramper sont des attitudes faciles à adopter, des postures n’exigeant aucun talent particulier.
Or, par exemple, dans le milieu judiciaire que j’ai bien connu comme dans l’univers politique que je commence, sur le tard, à appréhender correctement, il n’est pas si simple d’être médiocre : s’il convient de l’être, que ce soit dans une honnête grisaille, dans une sorte de neutralité tiède, en prenant garde à ne pas tomber dans une faiblesse ostentatoire, un comportement provocant à force d’être petit et étriqué.
Médiocre soit, mais pas trop, pas n’importe comment. Que ceux qui vous ont pris pour quelqu’un de bien se trouvent des excuses, ne se sentent pas offensés pour leur manque de lucidité : il était médiocre mais on pouvait se tromper.
Ramper, cela paraît aisé à accomplir. Une reptation intéressée et souvent profitable. Mais de grâce, qu’en rampant, on le fasse délicatement. Qu’on n’abuse pas. Qu’on ne se prosterne pas comme à la mode persane sous Alexandre le Grand. Qu’on veille surtout à épargner ceux devant qui l’on rampe. Ce pourrait être blessant d’être pris pour quelqu’un infligeant une telle soumission.
Donc d’accord pour ramper, mais légèrement, sans souffrance ni malaise, telle une dépendance acceptée de gaîté de cœur, presque avec désinvolture, comme si au fond on avait choisi de ramper plutôt que se tenir debout. Une fois qu’on aura été brillant dans ces exercices, qu’on aura été médiocre mais sans ostentation, avec mesure, qu’on aura rampé, mais avec le sourire, sans offenser notre supérieur, on arrivera à tout, c’est sûr.
Mais dans quel état ?