"Longtemps, j’ai été hermétique à la mystique du 'fou chantant'"
PPDA et le chanteur Charles Trenet (1913-2001) à TF1 Boulogne Billancourt, 17 mai 1999
© PIMENTEL/TF1/SIPA
Longtemps, j’ai été hermétique à la mystique du « fou chantant ». Cette gaieté surjouée, ébouriffante de blondeur, saturation de pastel dans le ciel, le canotier en guise de bouclier, les golfes clairs en contrebas d’une villa, la Nationale 7 en étau des vacances, une France à l’ombre des clochers, tout un folklore en contreplaqué. Et cette pose bondissante comme signature scénique, sorte d’appel désespéré à une jeunesse en fuite et toujours, ce refus viscéral du naturel, toute cette panoplie était impardonnable aux yeux de l’adolescent intransigeant que j’étais. Je n’avais rien compris, une fois de plus. Ce que je prenais pour de l’insincérité était au contraire la politesse du poète. Peut-être, son cri le plus déchirant et le plus sourd, car il ne geint pas, ni ne racole. Une pudeur de bon fils né d’une mère absolue et d’un père cumulant les fonctions de notaire et de violoniste catalan. Une mansuétude de troubadour à l’égard d’une « enfance éclipsée ». Une forme d’élévation sans le fatras des mots compliqués et des intellectuels embusqués.
Tapisserie de souvenirs
Chez lui, les canards parlaient anglais et les primevères donnaient un bal. Il en faut du génie (pour Trenet, le mot n’est pas trop grand) pour préférer le bonheur au chaos, bien que les deux se rejoignent souvent dans ses lyrics. L’empreinte de la nostalgie se dévoile sur des rythmes alertes, elle avance à pas feutrés, pour ne pas gêner, pour ne pas appuyer trop fort, pour esquiver le malheur, pour ne pas se lamenter sur son sort, pour le plaisir de porter des masques interchangeables, pour amuser la galerie aussi, c’est la preuve irréfutable de son génie. En vieillissant, à la frontière de l’âge mur, ses chansons entrées dans notre mémoire collective, propagent leur onde, s’inscrivent dans notre intimité, cette joie de vivre quasi-théâtrale que j’estimais ridicule, porte en elle, des fêlures qui ne disent par leur nom. Des fêlures que l’on n’expose pas au grand soir tels des trophées, des fêlures à peine visibles à l’œil nu, des fêlures que l’on entend pourtant, à bas bruit. Chez Trenet, le triste et le gai, le soleil et la lune, forment un tout indissociable. On écoute ses rengaines rétro à la radio sans d’abord y prêter vraiment attention, puis on s’amuse à les reprendre en chœur, quarante ou soixante ans après leur publication, les refrains nous sont familiers, ses images ont fixé notre imaginaire, ses paroles ont la couleur sépia du missel de ma grand-mère et je les récite automatiquement, par mimétisme, comme les fables de la Fontaine. Elles sont inscrites dans notre patrimoine immatériel, elles tracent un fil invisible de Villon à Aznavour, une tapisserie de souvenirs, aussi précieuse que les volumes de l’Encyclopédie. Où Trenet demeure un ensorceleur, c’est dans la réception de ses chansons par tout un chacun, leur effet direct sur notre corps ; après un premier mouvement dansant, emportés par le swing, nous sommes pris d’un coup, d’une profonde émotion, inexplicable, inguérissable qui nous tombe dessus, nous sommes surpris par cette force sismique. Nous ne nous attendions pas à un tel déferlement. Ce qui ne devait être que trois minutes de divertissement à l’écoute, s’infiltre en nous ; un jardin extraordinaire dont nous ne soupçonnions pas l’existence ouvre ses portes.
Un entrain qui pouvait mettre mal à l’aise
Trenet est un élu que l’Académie a bien eu tort de ne pas embrigader, il est du côté d’Artaud et de Cocteau, de la grâce et du fer, de l’éphémère et de la transcendance. Quand je le voyais dans le poste jadis, après sa résurrection amorcée par François Mitterrand, son sourire publicitaire engendrait déjà chez moi une profonde mélancolie. Son entrain me mettait mal à l’aise. J’y décelais les fragments du déclin. « Sans lui, nous serions tous des experts comptables », cette formule lapidaire de Brassens me paraît fausse, c’est méconnaitre les tourments des experts comptables. Sans lui, nous aurions été des gens faussement heureux, ce qui annonce la décrépitude de l’espèce humaine. Boris Vian le voyait en mémorialiste : « Dire qu’il est un poète, c’est trop et c’est trop peu. Il est un poète qui a les pieds sur terre, et il est aussi un grand mémorialiste. Les chansons de Trenet, c’est le journal intérieur d’un Pierre de l’Estoile du XXème siècle ». Pierre Barouh, l’auteur-compositeur-interprète, avouait dans la revue Europe de mai 1996 consacrée à Trenet ne pas avoir subi son influence directe : « Son écriture ne laisse aucun repère qui (me) permette de retrouver sa trace. Pas un petit caillou sur le sentier : les paroles, les images flottent, présentes et inaccessibles ». Inaccessibles, comme celles d’un décor onirique, et bien présentes car éternellement vivaces.
Thomas Morales – Voir aussi Le Spleen du Berry
Internautes
La mer
Qu'on voit danser
Le long des golfes clairs
A des reflets d'argent...
Impressions à chaud. Merci à l'auteur pour cet hommage tellement mérité, dont la délicatesse et le talent sont, pour moi, écornés par une référence superflue à Mitterrand, personnage qui en a été si éloigné. Un vrai poète, rien que dans sa façon de créer, un grand mélodiste en ignorant tout du solfège, ses chansons surgissaient, mélodie avec mots, comme un pot avec les fleurs. (internautes Claude et Jo)
Étant de Narbonne, j'ai croisé quelquefois ce monsieur dans la rue ou dans un café. Quand on est jeune, on est plus branché musique jeune. J'ai découvert Charles Trenet vers les 40 ans âge où j'ai aussi découvert Jimi Hendrix... Sans être un fan de Charles Trenet, j'apprécie la poésie, la joie, l'optimisme et la bonne humeur de ses chansons. (L.92). C’est comme pour Brassens ou Ferré il faut du temps pour piger/les apprécier... Douce France... La Mer... Le jardin extraordinaire... (Arbo.)
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Au poste, d'autres moustaches, m'ont dit
Au poste, "ah! Mon ami, oui, oui, oui, oui
C'est vous le chanteur, le vagabond?
On va vous enfermer, oui, votre compte est bon"
Non, ficelle, tu m'as sauvé de la vie
Ficelle, sois donc bénie
Car, grâce à toi, j'ai rendu l'esprit
Je me suis pendu cette nuit, et depuis
Je chante, je chante soir et matin
Je chante sur les chemins
Je hante les fermes et les châteaux
Un fantôme qui chante, on trouve ça rigolo
Et je couche, la nuit sur l'herbe des bois
Les mouches ne me piquent pas
Je suis heureux, ça va, j'ai plus faim
Et je chante sur mon chemin
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