Migrations et frontières : une brève histoire du passeport (Conflits 26/07/2023) [archive]
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À quelques exceptions près, comme l’espace Schengen, il est actuellement impossible de franchir une frontière internationale sans un document officiel attestant de son identité et de sa nationalité. Le passeport est progressivement devenu indispensable pour toutes les personnes désirant se rendre dans un pays étranger.
Son histoire reflète la lente construction des États-nations et des moyens qu’ils ont mis en place au cours des siècles pour mieux identifier leurs ressortissants, pour les distinguer des étrangers et, enfin, pour contrôler les mobilités.
L’usage du passeport se développe à partir du XVe siècle en France, mais également dans le Saint-Empire ou en Suisse, en remplacement des sauf-conduits qui, au Moyen Âge, étaient délivrés à des groupes de voyageurs (émissaires royaux, marchands, etc.) par leurs autorités pour garantir leurs droits lors de leurs déplacements.
Voir Vagabondage (Gangsters et hors-la-loi)
En témoigne d’ailleurs l’apparition en 1420 du mot "passeport" dans la langue française. Le document, auparavant délivré à des groupes, se transforme petit à petit. Dans le courant du XIXe siècle, il est remis à des individus, ou du moins à des membres d’une même famille circulant ensemble.
Il s’agit pour les États non seulement de faciliter, mais aussi de limiter les mobilités de certains. Si l’arrivée trop importante d’indigents dans une région ou une ville fait toujours peur aux autorités de celle-ci, les départs de soldats et de marins, ou encore d’artisans et d’ouvriers, inquiètent tout autant – par crainte des désertions dans le premier cas, de la perte d’une main-d’œuvre éventuellement spécialisée dans le second.
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Pour les États du XIXe siècle, il est essentiel, au moyen des passeports, d’"étreindre" leur population, pour reprendre les termes de l’historien américain John Torpey dans son ouvrage publié en français en 2000 sous le titre "L’Invention du passeport. États, citoyenneté et surveillance". Cette "étreinte" vise à affirmer la souveraineté de l’État sur le territoire national ; à en permettre la défense par la conscription ; à percevoir les impôts ; à identifier et recenser les citoyens ; à leur accorder aide et protection pendant leurs voyages ; et enfin à contrôler les mobilités à une époque où elles connaissent une forte croissance.
Au fur et à mesure que chaque État se définit comme national, l’étreinte implique de surcroît l’établissement d’une distinction claire entre ses ressortissants et les étrangers, et donc des papiers pour la mettre en œuvre.
Le passeport et les autres documents d’identification (livrets militaires et ouvriers par exemple) deviennent, pour chacun, obligatoires pour se déplacer et, le cas échéant, décliner son identité. Tout au long du XIXe siècle, en France, mais aussi au Royaume-Uni, en Prusse, en Grèce ou dans l’Empire ottoman, des lois et règlements sont édictés pour préciser leur forme et leur usage.
De nombreux pays disposent alors de deux types de passeports, chacun assigné au contrôle d’un type différent de mobilité : ceux pour l’intérieur, destinés à la seule circulation au sein du pays, visent à limiter, comme aux siècles précédents, l’accès de certains (vagabonds, ruraux, etc.) principalement aux villes, tandis que ceux pour l’extérieur ont pour objectif de surveiller les départs vers l’étranger et d’empêcher les étrangers de pénétrer dans le pays sans que les autorités en soient informées.
La jeune Grèce, créée en 1830, et l’Empire ottoman imitent en cela des pays comme la France ou l’Empire russe et adoptent les deux modèles de passeports, respectivement dès sa création et, pour le second, dans les années 1810. L’Empire ottoman a d’abord recours à des "feuilles de route" (ou passeports pour l’intérieur) avant de ressentir le besoin d’instituer en 1844 les passeports pour l’extérieur, établissant ainsi une distinction claire entre les papiers nécessaires aux diverses mobilités.
Au XIXe siècle, les pays européens, mais également les Empires comme le russe ou l’ottoman, tâtonnent pour normaliser le format de leurs passeports. Imprimés sur un registre à souche et sur du papier spécial pour lutter contre les falsifications, ils comportent le nom et le sceau de l’autorité émettrice (consulat à l’étranger, gouverneur de province, ministère des Affaires étrangères, préfet de région, etc.), ainsi que la date et le lieu de délivrance.
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Les informations sur le porteur du passeport s’affinent tout au long du siècle : à ses nom, prénom, date et lieu de naissance, profession, lieu de résidence, s’ajoutent des caractéristiques physiques précises. Sont ainsi mentionnés sa taille, la couleur de ses cheveux et de ses yeux, ses éventuels signes particuliers, et dans certains passeports, la forme de son visage, de sa bouche ou de son nez, la couleur de son éventuelle barbe ou moustache, de ses sourcils ou encore de son teint.
À l’extrême fin du XIXe siècle, sont créées de nouvelles méthodes d’identification par le corps (empreintes digitales, anthropométrie) pour améliorer la reconnaissance des individus. Inspirées des techniques de l’identité judiciaire et d’abord, à partir de l’extrême fin du XIXe siècle, appliquées à des personnes recherchées par la police et à des catégories sociales particulièrement surveillées (tels que les Tsiganes), elles s’étendent très vite. Le signalement de l’individu devient plus précis. Les passeports du début du XXe siècle comprennent souvent une photographie, de même que les empreintes digitales de leur détenteur.
Jusqu’au début du XXe siècle, le passeport peut être utilisé pour établir son identité, mais pas nécessairement pour attester de sa nationalité. Les individus jouent souvent de cette ambiguïté et cherchent à s’appuyer sur ce document pour confirmer leur identité, y compris nationale, lors de chacun de leurs déplacements, et en particulier quand ils arrivent en pays étranger. De leur côté, les autorités de plusieurs pays le reconnaissent parfois comme une preuve de la nationalité lorsque la mention de celle-ci figure sur le passeport, sans toutefois que cela soit la règle. Par exemple, dans son article 18, le règlement ottoman sur les passeports de 1911 précise qu’"en cas de contestation de la nationalité, le passeport seul ne pourra pas être considéré comme une pièce justificatrice".
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale change profondément la donne : les contrôles des passeports, donc des mobilités et des identités individuelles, sont rétablis sur tout le continent européen mais également aux États-Unis. Il s’agit d’interdire l’accès à certaines parties des territoires nationaux (dont les zones de combat), de mieux identifier les suspects d’activités pacifistes ou d’espionnage, de surveiller les départs vers l’étranger pour éviter que certains ne se soustraient à leurs obligations militaires et de distinguer les nationaux des étrangers dans un contexte d’exacerbation de la xénophobie.
À l’issue de la guerre, les contrôles deviennent permanents. La surveillance de ceux qui franchissent les frontières nationales, à l’entrée ou à la sortie, est renforcée par de nombreux pays qui exigent, à l’image du Royaume-Uni, qu’à défaut de pouvoir présenter un passeport, l’individu puisse disposer d’un document d’identité, avec une photographie, attestant de sa nationalité. Les passeports de différents pays mentionnent désormais systématiquement la nationalité du porteur. Les catégories d’apatrides, exilés, étrangers prennent tout leur sens à partir de cette période tourmentée.
Par ce long processus d’élaboration, le passeport emprunte progressivement la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. S’il évolue encore avec le développement de la biométrie, son objectif reste le même : celui de la construction d’une communauté nationale par l’identification et le contrôle de ses membres et de leurs mobilités.
Par Marie-Carmen Smyrnelis, Professeur ordinaire à l’Institut Catholique de Paris (EA 7403) et Fellow de l’Institut Convergences Migrations, Institut catholique de Paris (ICP)
Article original [archive] paru sur The Conversation