• Chinon, au cœur de l’Indre-et-Loire

    La tentation de Chinon

    Emmanuel Tresmontant dans Causeur 24/09/2023

    Une petite cité qui coule ses jours sans bruit

    Chinon se dresse au cœur de l’Indre-et-Loire [37] parmi les vignobles et les pâturages qui bordent la Vienne.

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    La forteresse royale – ©Fabienne Boueroux

    Riche d’un patrimoine historique remarquablement restauré, la cité médiévale n’est pas seulement une ville-musée. Ses vignerons et son centre-ville ressuscité entretiennent un art de vivre qui séduisait déjà un certain Rabelais.

    La tentation de l’exode ? Plus de 125 000 Parisiens y auraient déjà cédé en dix ans (selon l’Insee), entraînant dans leur fuite la fermeture de nombreuses classes d’écoles… Certes, depuis Attila (en 451) et les Vikings (en 845), Paris en a vu d’autres. Mais tout de même, voir ses proches s’en aller vivre à Bordeaux, comme aux débuts de l’Occupation ("depuis 1870, quand la France est en guerre, on va se réfugier à Bordeaux", écrivait Philippe Sollers), passez-moi l’expression : "Ça me la coupe !" Aussi, si d’aventure et par malheur, nous devions à notre tour quitter la capitale, ce ne serait certainement pas pour la ville de Montaigne, mais pour celle de Rabelais : située à deux heures trente de la gare Montparnasse, Chinon est un joyau méconnu, autant que sa beauté, son calme et sa qualité de vie. Une cité à taille humaine – 8 500 habitants – dépourvue d’embouteillages et de brûleurs de voiture. Surtout, alors que 60% des communes françaises n’ont plus de commerces de proximité, elle fascine par sa vie intra-muros et constitue de ce point de vue un véritable exemple à suivre.

    Chinon, tous les amoureux du vin la connaissent depuis longtemps et s’y rendent en pèlerinage en septembre, quand la lumière y est la plus belle – le peintre surréaliste Max Ernst et le compositeur Henri Dutilleux, tombés amoureux de ces rayons de soleil, avaient choisi d’y vivre.

    Chinon, la charmante autosuffisance

    Immortalisé par Rabelais (né en 1494 à La Devinière, métairie voisine de l’abbaye de Seuilly), le vignoble crayeux de Chinon séduit aujourd’hui par la fraîcheur et la finesse poivrée de ses vins rouges à base de cabernet franc. "Pour que le vin soit bon, il faut que les vignes voient la rivière", dit-on. C’est le cas ici, Chinon étant établie sur la rive droite de la Vienne, avant que celle-ci rejoigne la Loire. Autrefois, les tonneaux de vin étaient ainsi acheminés jusqu’à Paris par cours d’eau : c’est ce marché qui a permis au vignoble de se développer et d’atteindre l’excellence.

    Le meilleur connaisseur de la ville se nomme François de Izarra, il est responsable des archives municipales. En allant l’interviewer, nous nous attendions à trouver un rat de bibliothèque : nous sommes tombés sur un champion de canoé-kayak, musclé et bronzé comme Russell Crowe dans Gladiator

    « L’historien Fernand Braudel avait observé ce phénomène singulier, nous dit-il.En France, après la Révolution, toutes les petites villes de province ont cessé d’avoir une histoire. C’est un fait : après avoir été occupée une dizaine de jours par les Vendéens en 1793, l’histoire de Chinon s’arrête à la Révolution… Depuis, c’est une petite cité qui coule ses jours sans bruit, comme dans Madame Bovary… L’histoire glisse sur elle, sans passions. »

    En fait, Chinon semble avoir toujours vécu en autarcie, avec ses vignes, ses plaines grasses et fertiles, ses élevages de vaches, de cochons et de volailles, ses fabriques de porcelaine et de prêt-à-porter. Et si c’était cela, aujourd’hui, le secret de son charme ?

    « Ce n’est qu’au XIXe siècle, poursuit notre historien, que l’on a commencé à redécouvrir le patrimoine ancien de Chinon à travers toute une série de personnages célèbres ayant séjourné dans la ville : Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou, devenu roi d’Angleterre en 1154 ; le futur Charles VII, à qui Jeanne d’Arc était venue rendre visite, ici-même, en 1429, pour lui promettre le sacre ; Rabelais, enfin, l’enfant du pays, que plus personne ne lit aujourd’hui mais que tous les Chinonais citent et adorent comme leur père spirituel. »

    Archétype de l’esprit français, Rabelais réussit ce miracle unique dans notre littérature d’être un marqueur d’identité tout en étant fort peu lu…

    Dans un chapitre visionnaire de ses Testaments trahis ("Le jour où Panurge ne fera plus rire"), Milan Kundera fournit peut-être l’explication de cette énigme en affirmant que Rabelais fut, avec Cervantes, l’inventeur de cette chose totalement nouvelle et précieuse pour son époque : l’humour, qui est bien plus que le rire, la moquerie et la satire (à quoi l’on réduit souvent Rabelais) et qui rend ambigu tout ce qu’il touche, raison pour laquelle l’humour suscite tant d’aversion chez les Cagots.

    Sous l’Ancien Régime, Rabelais sentait le fagot et au XIXe siècle il passait pour pornographique aux yeux de la bourgeoisie. En 1848, nous apprend Izarra, Flaubert visite Chinon sur les traces de son écrivain préféré :

    « J’ai vu des ânes qui paissent dans les rues et les merdes de Gargantua qui s’écrasent sous vos pieds. Partout à Chinon je cherche le souvenir de Rabelais et je ne trouve rien. »

    En effet, la ville ne s’est véritablement identifiée à son grand homme que dans la seconde moitié du XXe siècle.

    « Jusqu’en 1989, Chinon était encore une ville médiévale sombre et délabrée où vivaient encore des troglodytes considérés comme “cas sociaux”… Dans les années 1990, elle a été un laboratoire pour les petites villes de France sur le thème : comment ressusciter un patrimoine historique ? Sous l’impulsion de son maire, Yves Dauge, qui était conseiller de Mitterrand et responsable de ses grands travaux, des sommes pharaoniques ont été investies pour restaurer la vieille ville médiévale. On en a profité pour interdire l’affichage publicitaire. Le résultat a été magnifique, mais on a transformé Chinon en ville-musée. »

    Depuis 2014 et l’arrivée de Jean-Luc Dupont (réélu maire en 2020), Chinon joue à nouveau un rôle de laboratoire, sauf qu’il ne s’agit plus seulement de restaurer les maisons à colombages, mais de remettre de la vie dans le centre-ville. Pour ce que nous avons pu en voir, le résultat est plus que probant. Fils de menuisier, petit-fils de facteur et ancien rugbyman, Dupont est un homme énergique qui connaît chacun des 220 vignerons de Chinon et qui, contrairement à la plupart de ses collègues politiques, ne cache pas son amour pour le bon vin. De plus, il ne parle pas la langue de bois. Exemple : Que dites-vous aux bobos parisiens qui se plaignent des coqs qui chantent et des cloches qui sonnent ? Il répond :

    « Je leur dis de rentrer chez eux ! Nous accueillons tout le monde, mais nous restons ce que nous sommes : des gens de la campagne ! »

    100 cafés dans les années 60

    De fait, ces dernières années, Chinon est devenue une cité cosmopolite vers laquelle des dizaines de nationalités différentes sont venues prendre racines, à l’image de la Québécoise Émilie Riopel qui vient d’ouvrir son bistrot La Cabane à Vin :

    « Il y a ici tout ce qu’il n’y a pas au Québec : des vestiges du Moyen Âge et la liberté de vendre du bon vin, car je vous rappelle que, là-bas, d’où je viens, c’est l’État qui détient le monopole des alcools. Les vins sont importés et vendus par des fonctionnaires… »

    L’action "Cœur de ville" brillamment menée par un ancien Parisien tombé sous le charme de Chinon, Fabien Morin, a porté ses fruits : 41 nouveaux commerces ont ouvert depuis 2021, 36 artisans d’art (dont une école de tissage unique en France), le plus beau marché de Touraine (120 commerces l’été), un cinéma d’art et d’essai, une boîte de nuit, des boulangers, des pâtissiers, des restaurants, un boucher, des librairies, un brasseur de bière anglais, un chapelier et quantités d’autres boutiques qui sont parvenues à recréer un véritable lien social.

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    « La situation de Chinon reste toutefois fragile, tempère François de Izarra. On sait attirer les visiteurs, mais on ne sait pas toujours les garder ! Il faudrait de nouvelles idées. »

    Ancienne antiquaire flamande originaire de Belgique, Martine Budé fait partie de ces nouveaux habitants tombés amoureux de la région, il y a vingt ans, et qui portent sur elle un regard impartial. Devenue vigneronne sur le domaine de La Niverdière, Martine produit en bio l’un des plus jolis vins de Chinon, dans le style soyeux de ceux que faisait autrefois le grand Charles Joguet :

    « Le développement du tourisme fluvial sur la Vienne est une piste, car il y a de plus en plus d’adeptes du canoë-kayak qui descendent la rivière depuis Tours et Chinon dispose de quais, depuis 1820. Mais il faudrait surtout, à mon avis, retrouver la grande tradition du maraîchage et de l’élevage familial tel qu’il était pratiqué autrefois. »

    Dans les années 1960, avant l’implantation d’Intermarché et de Leclerc qui l’ont vidée de sa substance, Chinon comptait 100 cafés et des entreprises de prêt-à-porter…Dans les villages alentour, les paysans (qu’on n’appelait pas "agriculteurs") s’occupaient de la nature et de leurs bêtes sans être persécutés par l’administration et sans dépendre des subventions versées par l’Europe. Comme partout en France, il y avait là des fermes grouillantes de femmes et d’enfants où l’on ne se suicidait pas…

    Rabelais, plus que quiconque, aimait cette terre et son peuple : c’est peut-être aussi pour ça qu’on ne le lit plus.