• Faire une conduite de Grenoble

    Causeur 17 janvier 2024 [archive]

    Peut-être vous rappelez-vous l’expression très française « faire une conduite de Grenoble ». C’est une allusion fine aux avanies qu’y essuya le lexicologue Richelet, qui dans son Dictionnaire (1680) malmenait sans raison les gens du Dauphiné. Agricol Perdiguier, dans son Livre du compagnonnage (1841) généralise :

    « Cette conduite se fait, dans une Société, à un de ses membres qui a volé ou escroqué ; c’est le châtiment qu’on lui inflige dans une chambre ou dans les champs. Celui qui a reçu la conduite de Grenoble est flétri moralement ; il ne peut plus se présenter devant la Société qui l’a chassé comme indigne d’elle. Quand on a vu faire cette conduite, on n’est pas tenté de la mériter ; elle n’attaque pas le physique brutalement, mais rien n’est si humiliant : il y a de quoi mourir de honte ! »

    Notre nouveau ministre s’est vu infliger une "conduite de Grenoble" hier mardi [16/01/2024] en se rendant à l’École Littré qu’elle avait diffamée la semaine dernière, prétendant que les absences répétées d’enseignants l’avaient amenée à exfiltrer son fils pour l’inscrire à Stanislas. Une affirmation immédiatement infirmée par l’institutrice mise en cause, témoignage confirmé par les registres d’absences. Et critiquée par le président de la République lors de sa conférence de presse hier mardi [16/01/2024].

    À lire, Céline Pina : Un gouvernement de collaborateurs

    Il est sympa, Macron. En d’autres temps, ça aurait giclé séance tenante, rappelez-vous comment Mitterrand avait jeté Bernard Tapie un mois après l’avoir nommé Ministre de la Ville, en avril-mai 1992.

    Il y a des chances que la même « conduite » se répète chaque fois qu’elle quittera la rue de Grenelle. Les profs sont gamins — et rancuniers. Ils sont malmenés depuis trois décennies par des gouvernements qui ont considérablement réduit leurs salaires, méprisés par une population qui jauge les gens en fonction de leurs ressources financières, et contraints à appliquer des programmes d’une imbécillité majeure. Avec des espoirs de promotion réduits à la portion congrue.

    Afin de ne plus faire d’erreurs du même type, Madame Oudéa-Castéra s’est choisi une directrice de Cabinet, Morgane Weill, qui ne connaît rien — mais alors, rien — à l’Éducation Nationale. Une énarque passée par le cabinet McKinsey, dont on sait qu’il est bien en cour, et qui ces derniers temps pantouflait dans le privé, chez Carrefour — où la future ministresse l’a rencontrée. De l’épicerie à l’Éducation, quel abîme !

    Le problème, c’est qu’on ne gère pas 850 000 profs comme des fruits à l’étalage ou des eaux minérales. Et qu’on ne peut pas raconter aux publics concernés par l’école (12 millions d’élèves, cela fait des dizaines de millions de parents et de grands-parents attentifs et désespérés, ceux que je rencontre à chacune de mes conférences, par exemple celle-là) les mêmes carabistouilles qu’aux clients d’une chaîne alimentaire. D’ailleurs, j’ai abandonné Carrefour, le Super U de mon quartier étant mieux achalandé et moins cher. Mieux géré, sans doute, au niveau supérieur.

    J’ai un peu peur que les jurys de l’ENA, qui depuis des années dénoncent l’inculture et le conformisme des candidats n’aient finalement raison, comme je le suggère dans mon dernier livre. Conseillons à Madame Oudéa-Castéra de s’appuyer plutôt sur des gens qui savent — je lui offre une master class quand elle veut —, des spécialistes qui fréquentent l’Éducation depuis longtemps ; de se contenter, désormais, de marcher dans les pas de Gabriel Attal, qui avait fait des propositions intéressantes mais inabouties ; et d’inaugurer des écoles en construction, de façon à ne plus rencontrer de personnels en colère. De toute façon, Macron a bien signifié que l’École, pour les années qui lui restent à l’Élysée, c’était lui, et que Madame Ouvéa-Castéra faisait finalement de la figuration.

    Jean-Paul Brighelli