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☼ Jean-Jacques Sempé 1932-2022
Un coup de crayon reconnaissable des petits et des grands, une légèreté, une réserve, des milliers de dessins, une quarantaine d’albums : ce jeudi 11 août 2022, Jean-Jacques Sempé, le dessinateur du Petit Nicolas, symbole d’une douce France aux accents nostalgiques, est mort à l’âge de 89 ans. Il s’est éteint entouré de ses proches dans sa résidence de vacances.
De ses traits, Sempé représentait la vie telle qu’elle va, les tracas du quotidien, l’insouciance de l’enfance, les ambitions des adultes et parfois leur solitude aussi.
Mondialement reconnu, rien ne prédisposait pourtant cet enfant de Bordeaux à épouser une carrière artistique. Fruit d’une liaison entre une secrétaire et son patron, Jean-Jacques Sempé voit le jour à Pessac (Gironde) en 1932. Loin du bonheur insouciant du Petit Nicolas, le jeune Sempé connaît une enfance douloureuse, "tragique" même, confiera-t-il quelques années plus tard.
Légèrement bègue, battu, solitaire, il trouve dans le dessin une échappatoire. Déscolarisé à 14 ans, il devient livreur à bicyclette puis courtier en vin. Déjà à cette époque, il réussit à vendre quelques planches au journal Sud-Ouest. Mais Paris l’appelle. Il s’engage dans l’armée et profite d’une affectation en région parisienne.
1954 marque un tournant pour le jeune Sempé. Dans les bureaux d’une agence belge, la World Press, sur les Champs-Élysées, il fait la rencontre de René Goscinny. "C’était mon premier ami parisien, autant dire mon premier ami", racontera-t-il bien des années plus tard. Les deux hommes se lient d’amitié.
Co-créateur du Petit Nicolas
Le Petit Nicolas © GINIES/SIPA
Et c’est de cette amitié que naît Le Petit Nicolas, en 1955, dans les pages du Moustique, un hebdomadaire belge. Cinq ans plus tard paraît le premier album du Petit Nicolas. Le succès ne se fait pas attendre. Cette histoire en apparence banale qui narre les aventures d’une bande de gamins, leurs disputes, leur rapport à l’école et la complexité du monde des adultes, est traduite dans une quarantaine de langues et vendue à plus de 15 millions d’exemplaires.
Après Nicolas, d’autres personnages verront le jour. Monsieur Lambert, Raoul Taburin ou encore Marcellin Caillou berceront des générations de jeunes Français. Au-delà du Petit Nicolas, Sempé, c'est aussi les dessins dans la presse. Après des débuts au Rire, Ici Paris ou Noir et Blanc, il intègre les pages du Nouvel Obs, du Figaro ou Télérama.
De son propre aveu, il connaîtra la consécration en 1978 lorsque le New Yorker, célèbre journal culturel américain, lui demandera d’illustrer sa couverture. "J’avais presque 50 ans et pour la première fois de ma vie j’existais !" jubilera-t-il. Une centaine de dessins seront commandés par la suite.
En près de soixante-dix ans de carrière, Jean-Jacques Sempé a enchanté des millions de lecteurs. Son humour, sa douceur et sa délicatesse ont fait de lui l’un des dessinateurs préférés des Français. Un jour, il avoua : "Il m’a fallu une grande force dans la vie pour dire 'peut-être' quand je pensais 'non', 'nous verrons' quand je pensais 'oui' et 'à bientôt' quand je partais pour de bon."
Alors "à bientôt", Monsieur Sempé.
Boulevard Voltaire 12/08/2022 [archive]
Hommage de Thomas Morales - Causeur 12/08/2022 [archive]
Sempé, c’était notre vase de Sèvres légèrement ébréché. Notre trésor national à portée de kiosques. Sous cloche, il avait emprisonné ce parfum de France tenace et vieillissant, nostalgique et envoûtant, réactionnaire et follement intemporel qui résiste à toutes les intempéries et modes absurdes. Il était un rempart à la veulerie généralisée. Sempé, c’était notre bout de France fantasmé et lancinant qui a accompagné notre longue errance, de notre jeunesse à l’âge adulte, du Petit Nicolas au New Yorker. Notre gilet de sauvetage par gros temps. Il donnait de l’intelligence aux magazines d’actualités. Il lui suffisait d’une seule page et d’une modeste légende pour condenser sa pensée. Un jour, en voyage à Boston, j’ai vu l’une de ses couvertures dans une librairie et je me suis senti à la maison. Grâce à lui, j’ai pu communier enfin avec mon pays et lui trouver des excuses. Il m’a rendu moins amer avec ma géographie intime. Loin du fracas d’une vaine modernité ou du tapage médiatique qui alourdissent les poses chez l’artiste, il dessinait la banalité du quotidien comme un paysan laboure son champ. Avec assiduité et le sentiment du devoir accompli.
Il était à l’opposé de notre époque geignarde et souillonne qui, à force de vouloir tout dénoncer, a perdu le sens du beau et du friable. Il ne griffait pas la page blanche pour éveiller les consciences politiques. La routine des ménages réglés comme du papier à musique ne le mettait pas mal à l’aise, il en subodorait même la richesse intérieure. Il en faisait son suc créatif. Ce discret bordelais à la mise soignée ne cherchait pas la stupeur et les tremblements parmi ces lecteurs. En art, ce sont souvent les bourgeois un peu froids et distants de son espèce, en imperméable et velours côtelé marchant dans un Saint-Germain-des-Prés de carte postale, qui chargent leur œuvre d’une rare puissance narrative et d’une émotion à fleur de peau. L’irrésistible Goscinny ressemblait plus à un chef d’entreprise dans la métallurgie qu’à un chevelu à feuilles Canson. Sans esbroufe, sans éclat, avec la rigueur des métronomes, Sempé a tapissé notre imaginaire de facteurs, de kermesses, de banderoles et de galurins. Les autres, les trublions, les provocateurs, les déconstructeurs ne touchent que l’épiderme sans atteindre le derme. Ils sont inoffensifs. Ils travaillent en surface au contraire des dessins de Sempé qui relevaient à la fois de la rêverie douce et des sentiments contrastés. Les fêlures silencieuses avaient chez ce taiseux le don de nous cueillir. Sa modestie était probablement une forme de distance aristocrate que les progressistes sont incapables de comprendre aujourd’hui.
Il n’était pas dans le bénéfice net et dans l’efficience foireuse. Ses petits riens nous soulevaient le cœur. Nous avons été Raoul Taburin, Monsieur Lambert ou Catherine Certitude, au gré des circonstances. Il amenait de la profondeur aux choses que l’on croyait à tort insignifiantes. Un cycliste sur une route de campagne, un intellectuel assis devant sa bibliothèque, une dame à confesse ou un vieux monsieur cravaté au restaurant, ce décor immuable, d’un Paris figé à la Sautet, recelait mille variations, mille anfractuosités délicieuses et apaisantes. Dans une brasserie à moleskine, toute la panoplie des sentiments humains – la jalousie, la pleutrerie, le désir, l’ambition et l’abandon – défilaient sans poncifs et sans volonté d’instrumentaliser. Les personnages de Sempé étaient tout sauf monolithiques. Leurs failles nous habillaient élégamment. Il fuyait la grandiloquence des explications, il était la hantise des intervieweurs et des sociologues, et pour couronner le tableau, il avait un rapport assez éloigné avec les gens de BD. Ce qui lui a valu une image hautaine. Dans la revue À suivre en décembre 1984, il déclarait : "Oui, je suis décalé, mais le dessin humoristique est plus une manifestation littéraire et poétique que journalistique". Il n’était pas adepte des cases et des bulles, sa famille était celle de Bosc ou de Chaval. Il se sentait donc étranger à l’univers formaté de la BD. Dans la même veine, avec le sens de la formule choc, Topor trouvait que cette bande-dessinée sacralisée dans les années 1980 était "une prolétarisation de l’artiste. Il travaille plus : il fait huit ou douze dessins sur une planche au lieu d’un". Sempé était l’écrivain souterrain de nos bonheurs disparus.
Une suite... avec Frédéric Marc - Boulevard Voltaire 18/08/2022 [archive] Extraits :
En vacances en Gironde, entre deux incendies, alors que les pistes cyclables sont interdites aux cyclistes et piétons par arrêté préfectoral, je consulte, fasciné mais frustré, la carte des véloroutes et voies vertes de France sur un site qui leur est consacré. J’apprends que la Scandibérique est un réseau de voies cyclables reliant Trondheim (Norvège) à Saint-Jacques-de-Compostelle (Espagne) sur plus de 1 700 km. Fantastique !
[...]
Un coup d’œil sur ma boîte mail me signale de nouveaux articles du site Causeur. Celui de Thomas Morales, Sempé, dessine-moi encore la France !, me met en joie. Quelques phrases sont des morceaux d’anthologie :
« Il était un rempart à la veulerie généralisée. »
« Grâce à lui, j’ai pu communier enfin avec mon pays et lui trouver des excuses. Il m’a rendu moins amer avec ma géographie intime. »
« Il était à l’opposé de notre époque geignarde et souillonne qui, à force de vouloir tout dénoncer, a perdu le sens du beau et du friable. »Quel bel esprit à la fois poétique et tendrement critique que celui de Sempé.
Mais le zapping brutal de cette carte européenne du bien-être physique à l’article de Morales sur Sempé me laisse un goût amer. Pourquoi ai-je le sentiment qu’entre Sempé et nous, un gouffre s’est creusé ? Que s’est-il passé ?
Nous assistons, je crois, à un déficit d'esprit... [...]
Morales termine ainsi son article : « Sempé était l’écrivain souterrain de nos bonheurs disparus. » Les ruines de l’esprit sont définitivement celles de la métaphysique et de la poésie. Plus qu'un problème culturel, c'est une question anthropologique. Que nous disent le transhumanisme, le wokisme, l’ingérence LGBT à l'école ? Le corps, c'est tout.
L'esprit en est réduit à ce que je construis, ou j'imagine construire, autour de mon corps et de ses pulsions. On a glissé subrepticement, presque inconsciemment, de la civilisation de l'image vers la civilisation du fantasme. Mais peut-être, plutôt que des ruines, faudrait-il parler d’un étouffement de l’esprit par une incompréhension des liens entre le corps et l’âme, conséquence directe du dualisme cartésien et de sa vision de l’homme : un ange conduisant une machine. Si le corps est une machine, tout est possible.
Mais l'heure n'est plus aux lamentations. Il est temps de se retrousser les manches, de redonner, comme disait Maritain, "la primauté au spirituel".
J.J. Sempé, Garder le cap, éditions Denoël / éditions Martine Gossieaux, 2020Ce jeudi, à la messe dans la petite église d’un village de Gironde, j'ai vu les bigotes de Sempé, souvent agenouillées malgré les rhumatismes. J'ai le sentiment que l'avenir de la France repose aussi sur leurs prières.
Réactions d'internautes
L’esprit des bigotes n’est souvent guère éloigné de leur corps, et les rhumatismes (avec les corrélations météorologiques éventuelles) sont volontiers leur sujet de conversation de prédilection. La santé occupe tout l'esprit de bien des Français, en particulier des personnes âgées. C’est heureusement différent chez d’autres populations.
Une vraie dissertation philosophique comme on en a perdu l’habitude. Sempé gardait cet esprit fin, plein d’humour et tellement français qui a été remplacé par la caricature grossière et obscène ("bête et méchante" revendiquée) qui s’est fait jour avec Harakiri et ses successeurs. Tout n’est pas perdu heureusement. Il reste des dessinateurs de talent et l’esprit français n’est pas mort !
Documentation
#Sempé dans un entretien datant de 2011 : "Le dessin d'humour est exactement ce que j'ai toujours voulu faire" - Marianne 12/08/2022 [archive sans media]
En 2011, une exposition, un livre et un documentaire rendaient hommage à l'un des plus grands artistes que la France comptait. PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP"
Des internautes pour Sempé
Un grand Monsieur nous quitte, condoléances à sa famille et à ses proches. Des livres de Sempé, je conserve le souvenir de rires non contenus tellement le quotidien de la vie est finement décrit. Délicat, finement ironique sans jamais la moindre méchanceté, quel abîme entre lui et certains auto-proclamés humoristes d’aujourd’hui !
Quelle tristesse ! Sempé incarnait un humour délicat. Ses dessins à la simplicité charmante mettaient en scène des personnages, pas des caricatures. Nous sommes très éloignés du ricanement méchant des soi-disant humoristes actuels. Sempé incarnait encore la simplicité et le beau dans ce début de siècle qui est décidément très laid.
... quand je tombais sur ses magnifiques planches d'une page dont mes yeux cherchaient le détail dans la moindre feuille, le moindre courant d'air soulevant un vêtement...
Je pense toujours à Sempé quand je visite un site archéologique
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